Matière :  Les genres littéraires. Mme SIAD Meriem

Niveau : Master II LGC


A- Cours de M. Antoine Compagnon


Introduction : forme, style et genre littéraire



1. Introduction : forme, style et genre littéraire

Je commencerai par vous raconter une histoire. C’est celle du « soldat de Baltimore ». Stendhal la relate dans Racine et Shakespeare en 1823, et elle est alors toute récente. Je cite Stendhal :

L’année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria : “Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche.” Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l’acteur qui faisait Othello.

C’est une histoire très riche, qui plaisait beaucoup à Roland Barthes, de qui je la tiens. J’en ai seulement retrouvé la source récemment. Elle intéressait Stendhal dans le cadre d’une réflexion sur l’illusion, et elle illustrait à ses yeux « l’illusion parfaite ». Pour Barthes, cette histoire témoignait de ce que le réalisme aurait dû être pour être réellement réaliste. Mesurée à la réaction du soldat de Baltimore, le comportement du lecteur de roman le plus passionné – ou de la lectrice : pensez cette fois au modèle de Mme Bovary – paraît bien timoré.

Ici, ce que le soldat de Baltimore introduit, c’est l’idée de convention littéraire. La littérature, comme tout discours suppose, des conventions, et la première de ces conventions, c’est qu’il s’agit de littérature. Le soldat de Baltimore n’était jamais entré dans un théâtre, il n’avait jamais vu une pièce de théâtre, il ne savait pas à quoi s’attendre. La littérature est une attente. Entrer en littérature, comme lecteur ou comme spectateur, mais aussi comme auteur, c’est intégrer un système d’attentes. La première, au sens de la plus fréquemment sollicitée par l’œuvre littéraire, c’est l’attente de fiction, la willing suspension of disbelief, la suspension volontaire de l’incrédulité, ainsi que l’appelait Coleridge. Mais elle n’est pas universelle : dans des Mémoires, un journal ou une autobiographie, le lecteur s’attend par exemple à lire ce qui a eu lieu, suivant un pacte de véridicité. Et elle n’est pas la seule : pour aller tout de suite aux antipodes, lisant un poème intitulé « sonnet », je m’attends à y trouver quatorze vers, deux quatrains suivis de deux tercets, ou encore un dizain suivi d’un distique.

L’attente, ai-je envie de dire, est générique. Je viens à un livre, ou à une pièce, avec une attente générique : c’est une tragédie, un sonnet, un roman policier, une autobiographie, une thèse, une dissertation, un mémoire de maîtrise… Je choisis exprès des genres hétéroclites, pour souligner que les conventions génériques peuvent être de nature très différente : formelle, thématique, stylistique… Le soldat de Baltimore méconnaissait un des traits définitoires du genre théâtre, l’un des grands genres modernes.

Le genre est une convention discursive. Du moins est-ce sous cette acception – je l’annonce donc d’emblée – qu’il a été réhabilité dans les études littéraires après une période durant laquelle il a été peu présent, peu considéré, où entre l’œuvre ou le texte et la littérature il n’y avait pour ainsi dire pas de médiations. À la question : qu’est-ce qu’un genre ? j’ai donc déjà proposé une réponse, une réponse qui sera à l’horizon de ce cours. Disons d’entrée de jeu que si la notion de genre a une validité par-delà les procès qu’elle a subis, c’est du côté de la lecture, de la phénoménologie de la lecture. Lisant, je fais une hypothèse sur le genre ; cette hypothèse guide ma lecture ; je la corrige si le texte la contredit ; non, ce n’est pas un sonnet français ; non ce n’est pas une tragédie classique ; non, ce n’est pas roman noir ; au bout du compte cette œuvre n’appartient peut-être à aucun genre défini, mais pour que j’arrive à cette conclusion, il faut que je l’aie lue en faisant des hypothèses sur son appartenance générique et en révisant ces hypothèses au fur et à mesure de ma lecture.

Vous sortez d’un cours sur le baroque. On aurait pu décrire le baroque de façon analogue : du point de vue du lecteur ou du spectateur, comme un système d’attentes. Les traits distinctifs repérés par [Wolfflin] pouvaient être compris de la sorte. Mais le baroque est-il un genre ? Non : plus probablement un style. Mais entre un genre et un style, les points de rencontre sont forts, et les deux mots viennet de la même notion latine. Il y a une poétique baroque s’il y a un système de traits de reconnaissance d’une œuvre baroque. Un style, individuel ou collectif, est une signature permettant la reconnaissance.

Forme, genre, style : ainsi ai-je intitulé cette première leçon. Vous voyez que nous sommes en plein dedans, in medias res. Et d’une certaine façon je vous ai déjà dit à peu près l’essentiel de ce que je vous redirai ce semestre en treize leçons. Mais avant de continuer, quelques mots d’introduction quand même.

2. Genre et théorie

Le titre de ce cours est donc : Théorie de la littérature : la notion de genre. Avant la notion de genre, j’consacré ce cours aux notions fondamentales de la littérature, aux notions littéraires communes et à leur théorisation, c’est-à-dire à la manière dont elles ont été critiquées, repensées, élaborées par la théorie littéraire. J’entends donc ici théorie au sens de théorie critique, de réflexion métacritique sur la littérature, d’épistémologie et de déontologie des études littéraires, ou tout simplement de vigilance critique : le but de la théorie, à mon sens, c’est de savoir ce qu’on fait quand on le fait. Vous voyez que je n’entends pas théorie dans le sens positif d’un système quel qu’il soit. Je ne vais vous exposer un système, vous demander d’y croire, de jouer au « soldat de Baltimore ». Au contraire, la théorie est pour moi la critique de tous les systèmes : leur questionnement, leur mise en doute. La théorie proteste toujours, contre toutes les doctrines. Je voudrais faire de vous des protestants de la théorie, des démons de la théorie, suivant le titre donné au livre qui a résulté des premières années de ce cours. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer, de mettre en scène les conflits du sens commun et de la théorie, la résistance du sens commun, les excès de la théorie. Avant de parler du genre, les notions à propos desquelles nous avions décrit ces antagonismes étaient les suivantes : l’auteur, le monde, le lecteur, le style, l’histoire, la valeur, et bien sûr la littérature. Toujours d’un point de vue sceptique, ironique, désabusé, non dupe.

C’est cette ironie théorique que je souhaite exercer avec vous cette année sur la notion de genre littéraire.

Mais, direz-vous, pourquoi aviez-vous laisser de côté la notion de genre jusqu’ici ? Pourquoi ne pas l’avoir intégré à ces quelques notions fondamentales ? Quand on pense à la littérature, à une œuvre littéraire, on pense spontanément, naturellement, à un auteur qui l’a écrite, à un lecteur qui la lit, au monde dont elle parle, au style dans lequel elle est écrite. Mais ne pense-t-on pas aussi spontanément, aussi naturellement au genre auquel elle appartient : ceci, c’est un roman, c’est du théâtre, c’est une tragédie, une épopée, un roman policier, de la science-fiction, un essai. En effet, et je crois même qu’entre le sens commun et la théorie littéraire, l’antagonisme à propos du genre a été du même ordre que leurs hostilités au sujet de l’auteur, du monde, du lecteur, du style, etc. Et la même démarche est possible. Pour le sens commun sur la littérature, les genres existent ; la littérature est faite de genres ; les œuvres se rangent dans des genres, comme à la FNAC. Pour la théorie littéraire en revanche, c’est-à-dire pour les formalismes qui ont dominé le XX ème. siècle, depuis le formalisme russe jusqu’au structuralisme, les genres littéraires n’ont pas de pertinence ; seuls comptent le texte et la littérarité. L’œuvre moderne échappe par définition aux genres. Les avant-gardes littéraires, dont la théorie a été généralement solidaire, ont dénoncé les genres comme des contraintes périmées : voyez les Illuminations, les Chants de MaldororNadja. Les surréalistes condamnaient le roman, arbitraire, lawless. Gide cherchait dans Les Faux-Monnayeurs à faire un roman pur qui éliminât du roman tout ce qui ne lui appartenait pas en propre. Mais que resterait-il ? On sait qu’Édouard, son romancier fictif, était conduit à l’échec par cette ambition surhumaine, mais Gide tirait son épingle du jeu en biaisant avec les contraintes qu’il imposait à son personnage. L’utopie avant-gardiste du xxe siècle a postulé l’idéal de l’abolition des genres. « Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas », écrivait cependant Michaux (L’Époque des illuminés). Autrement dit, les genres sont les plus forts. Pour la théorie, le genre, comme les autres notions précitées, était une notion pré-théorique, historique, idéologique, essentialiste, classique.

Mais le genre est revenu sur la scène des études littéraires, par plusieurs biais. D’une part avec la réhabilitation de la rhétorique contre l’histoire littéraire. Or le genre, comme on le verra dès la prochaine leçon, relève de la rhétorique, ne serait-ce que par son nom : genera dicendi, les genres du discours. Et des théoriciens comme Gérard Genette ou Tzvetan Todorov ont réintroduit une réflexion sur les genres, et même sur le système des genres (voir la bibliographie). D’autre part, l’esthétique de la réception a déplacé l’accent de la théorie depuis texte vers la lecture, et, comme je l’ai laissé entendre pour commencer, c’est comme catégorie de la lecture que le genre est certainement le moins contestable, sinon incontestable. Il s’apparente à ce que H.R. Jauss nomme un horizon d’attente : une pré-compréhension avec laquelle le lecteur advient au livre. Autrement dit, le genre a de nouveau – après son procès théorique, et peut-être raffermi par ce procès, doublement légitimé par lui –, droit de cité dans les études littéraires, non seulement au sens commun, au sens où les livres sont classés dans les librairies par genres littéraires, suivant la grille très simplifiée héritée du système des genres classiques – roman, poésie, théâtre, essai –, mais au sens de la théorie des genres elle-même. Une réflexion sur le genre est aujourd’hui pleinement légitime.

3. Histoire et théorie des genres

Comment la mènerons-nous ? Voici un plan, non garanti, mais que nous suivrons en gros, suivant un fil historique et un fil théorique. Nous tenterons à la fois une histoire et une théorie de la notion ou du système des genres, système étant sans doute meilleur, car un genre n’a de sens que dans un réseau d’oppositions. Mais, notion ou système, le genre nous intéresse comme médiation entre les œuvres et la littérature, comme niveau intermédiaire. Et, on va le voir, une bonne partie de la discussion, la plus large, porte au cours des siècles sur la nature de cette médiation, sur le son ontologique de ce niveau littéraire (prescriptif, descriptif, explicatif…). On rejoint là une variante de la querelle des universaux, ou de la controverse du nominalisme et du réalisme, sur l’existence des espèces : je connais les individus, Pierre et Paul, mais je n’ai jamais rencontré l’homme. Seuls les individus existent, disaient les nominalistes ; les espèces n’existent pas, ne sont que des noms de classes. La même question se pose à propos des genres littéraires : seules les œuvres individuelles existent, La Chartreuse de Parme et L’Éducation sentimentale ; mais le roman d’apprentissage, lui, n’existe pas. Ou en quel sens existe-t-il ? Il est bien clair que ce qui fait un sonnet n’est pas la même chose que ce qui fait un roman d’apprentissage. Pour l’un il y a des règles, qui existent, qui sont explicites ; pour l’autre, un air de famille : on reconnaît un roman d’apprentissage, comme on reconnaît un frère et une sœur, même si on ne sait pas dire pourquoi. Une tragédie, c’est encore autre chose. Il y a au moins trois sens du genre et de son existence : le sonnet, la tragédie, le roman d’apprentissage. Mais ce sont là des questions que vous avez dû vous poser à propos du baroque, qui n’est pas un a priori comme le classicisme, mais qui n’en existe pas moins d’une certaine façon.

Voilà pour le calendrier. Quant à la bibliographie, quelques textes fondamentaux y figurent, à connaître de première main, comme la Poétique d’Aristote, à l’origine de la question des genres avec La République de Platon, ou l’Esthétique de Hegel. Et aussi des textes contemporains sur ce que j’appelais le retour du genre : Gérard Genette, Tzvetan Todorov, Jean-Marie Schaeffer. Il faut insister également sur les textes ayant trait au romantisme, comme celui de Peter Szondi, car nous sommes encore sous la dépendance de cette doctrine des genres.

4. Le genre de l’examen

Quelques mots enfin sur l’examen. Jusqu’ici nous donnions à la fin de ce cours un texte anonyme en vous demandant d’en dégager et analyser les hypothèses à propos de la littérature et des quelques notions cruciales qui avaient fait l’objet des leçons. Le but du cours étant le développement d’une conscience critique, la préparation à la recherche littéraire – savoir ce qu’on fait en le faisant –, la formation d’une épistémologie et d’une déontologie du métier, on est en doit d’attendre que vous puissiez repérer les concepts présupposés par une texte sur la littérature. Le genre et les autres notions sont liées, toutes se touchent et forment un réseau ; tout s’y tient ; lorsqu’on tire un fil, tout vient. Ainsi un texte sur les genres permet d’évaluer une conscience critique.

Mais je viens de lire vos copies sur le baroque, et je me demande si cet exercice rest approprié. Je me suis aperçu que votre conception du commentaire n’était plus la mienne. Là aussi, c’est une question de genre, de l’attente, et nous ne nous faisons pas la même idée du genre du commentaire. Vous appartenez apparemment à une génération qui été préparée à un nouvel exercice littéraire dont je n’étais pas familier avant de vous lire, et j’ai mis du temps à en percevoir les règles et conventions : l’« étude d’un texte argumentatif » proposée à l’épreuve anticipée de français du baccalauréat depuis 1996. Pour beaucoup d’entre vous, c’est ce que vous attendez d’une discussion sur un texte : le type d’argumentation, énonciation, modalisation, induction ou déduction, focalisation, etc. Avant de vous lire, j’étais plutôt préparé à une évaluation des idées, à une interprétation du sens, à une confrontation avec d’autres conceptions du baroque, et non à l’« étude d’un texte argumentatif ». Nous devons mettre au clair la nature de l’exercice attendu avant de nous décider.

Dernière remarque préliminaire : dans ce cours j’ai l’habitude de faire une ou deux séances de questions, au milieu et à la fin, pour vous entendre, et aussi pour dialoguer avec vous. Vous pourrez, si vous êtes timide, poser des questions par écrit en le posant sur le bureau.


Deuxième leçon : Norme, essence ou structure ?

1. Forme linguistique et forme discursive

Après ces préambules, revenons au genre comme forme. Le texte littéraire, comme tout discours, comme tout système signifiant, doit posséder une forme pour fonctionner, pour qu’une communication ait lieu. La forme dépend de la fonction ; elle résulte d’une élaboration progressive et conventionnelle.

Ici, pour préciser ce mot de forme, on peut se souvenir de ce que disait Émile Benveniste du mot, de la phrase et du discours (« Les niveaux de l’analyse linguistique », Problèmes de linguistique générale I). Dans la langue, il y a plusieurs niveaux (phonème, mot, phrase, pour aller vite) ; à un même niveau, les relations entre les éléments sont distributionnelles ; entre un niveau et le niveau supérieur, les relations entre les éléments sont intégratives. Le mot est l’unit é intégrative des phonèmes ; la phrase est l’unité intégrative des mots. Mais, ajoutait-il, la phrase est la limite supérieure de l’analyse linguistique ; elle ne peut intégrer aucune unité linguistique plus haute. La relation entre forme et sens est liée à ces deux directions du fonctionnement de la langue : le sens est du côté de l’intégration, la forme est du côté de la distribution. La dissociation d’une unité signifiante livre des constituants formels ; l’intégration de constituants formels livre des unités signifiantes. Ainsi un mot se dissocie en phonèmes, des phonèmes intègrent un mot ; une phrase se dissocie en mots ; des mots intègrent une phrase. La limite de la langue est la phrase : cela veut dire qu’elle se segmente mais qu’elle ne s’intègre pas, qu’elle ne sert pas d’intégrant à un autre type d’unité linguistique supérieure. Il n’y a pas de niveau linguistique au-delà de la phrase. Une phrase, on le sait, est théoriquement infinie ; il n’y a pas de limite à la variété d’une phrase ; une phrase est la vie du langage, le langage en action. Au-delà de la phrase, on sort donc de la linguistique ; au-delà de la phrase, on entre dans le discours. Et entre la phrase et le discours, entre l’univers linguistique et l’univers discursif, la rupture est totale. Dans le discours, les phrases se juxtaposent, s’accumulent, s’organisent, mais elle n’intègrent pas une unité supérieure. La phrase est l’unité du discours, mais elle est aussi un segment de discours. Dans le discours, la langue n’est plus un système de signes mais un instrument de communication.

Les conséquences pour la notion de genre sont capitales. À quel type d’organisation du discours peut-on avoir à faire au-delà de la phrase ? Puisque, après tout, c’est cela un genre : une forme du discours, mais non pas au sens d’une forme linguistique, non pas une forme qui s’obtient par dissociation. Je répète : en linguistique, on va aux formes en dissociant des unités (phrases en mots, mots en lexèmes et morphèmes, syllabes en phonèmes) ; dans l’univers du discours, en particulier en litté rature, c’est autre chose qu’on appelle forme, quelque chose comme un air de famille, un ensemble flou de traits micro- et macro-structuraux, des conventions pragmatiques régissant les échanges discursifs qui s’imposent comme le code linguistique.

2. Le genre comme convention

Traditionnellement, c’est la rhétorique, art de convaincre et de plaire, qui a pensé et classé les formes du discours, c’est-à-dire les faits de langue au-delà de la phrase, en fonction des situations de discours. À la chaire, je ne parlerai pas comme au barreau. Depuis les Grecs. Les formes du discours sont des conventions ou des contraintes ; ce ne sont pas des nécessités comme les formes de la langue. Convention et contrainte sont ici à prendre dans un sens moins répressif que productif. La finalité de la rhétorique était, est de convaincre et de plaire ; son but est d’agir sur l’auditeur ou le récepteur. Les formes conventionnelles du discours ont donc deux fonctions : 1. créer une attente ; 2. garantir une reconnaissance. Modèle d’attente et de reconnaissance : ainsi peut-on décrire un genre en première approximation. Bien sûr l’attente peut être déçue ou trompée : le jeu littéraire a éte longtemps celui de la surprise dans la familiarité, de l’inconnu dans le connu, de l’originalité dans l’imitation, jusqu’au modernisme comme négation de ce jeu. La littérature classique est le dialogue du connu et de l’inconnu, de l’imitation et de l’originalité.

Les formes du discours sont conventionnelles : cela veut dire qu’elles constituent une institution, un système qui assigne à chaque situation de communication une forme de discours codifiée, par exemple l’art de la correspondance, du temps où on écrivait des lettres, ou l’étiquette qu’on cherche aujourd’hui à imposer au courrier électronique. Le système des formes de discours est proche d’un savoir-vivre : c’est un répertoire permettant savoir quelle forme de discours convient à chaque situation. Les genres, comme la lettre de condoléances, sont des contraintes et conventions au sens de normes et de règles, moins répressives que productives, qui, comme telles, peuvent être violées et transgressées, et qui évoluent. (Ainsi, si j’en crois vos copies, le « commentaire de texte » a évolué récemment vers l’« étude de texte argumentatif ».) L’auteur d’une lettre de condoléances est contraint, il ne crée pas son discours, il est en général peu spontané, mais il est aidé par le code. Il peut aussi commettre un impair, créer un malentendu. Au lieu de me référer à la réalité, je me fie à la tradition, par exemple quand j’écris une lettre de condoléances ; j’observe, plus ou moins délibérément les règles exigées par la forme à donner au discours dans une situation dé terminée. Le genre comme forme, la forme discursive est une médiation entre le locuteur et la réalité, un peu comme les topoi dont E.R. Curtius analysait la survivance dans la littérature depuis l’Antiquité : le locus amoenus, la description du lieu idéal, avec un bouquet d’arbres, une source d’eau claire, est une forme transportée comme telle à la Renaissance dans les récits des voyageurs au Nouveau Monde. La réalité nouvelle, jamais vue, se dit dans des formes anciennes. Sans ces formes anciennes, elle ne se verrait probablement même pas : une forme discursive, un genre littéraire est une vision du monde (d’où les ré férences à la tragédie, au roman pour décrire la vie).

Vous le voyez, les formes du discours, et les genres littéraires comme formes du discours, sont d’une tout autre nature que les formes linguistiques : ce sont des airs de famille, des règles de conduite, même des visions du monde.

Les genres littéraires sont des conventions comme les autres formes du discours. L’œuvre s’individualise sur ce fond institutionnel, plus ou moins structuré suivant l’expérience acquise : je serai plus ou moins déconcerté par le Coup de dés Finnegans Wake suivant ma culture littéraire. L’écrivain veut communiquer du nouveau mais il est contraint, pour tenir compte de la réception, de la situation de discours, à intégrer son texte dans une tradition formelle. Il peut être formellement plus ou moins conservateur ou inventif. Rimbaud disait de Baudelaire : « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. » Il lui reprochait la non-convenance de la forme à la situation. Et le jeu est ouvert. L’écrivain peut accepter les conventions les plus strictes d’un point de vue formel et donner un contenu des plus audacieux dans ce cadre des plus contraints (comme Racine ou Baudelaire), ou chercher à modifier la forme tout en donnant un message conforme au goût du public (comme Corneille). Pensons encore à l’évolution du vers d’Hugo – J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin – à Mallarmé et à Rimbaud, du vers libéré au vers libre : cette histoire de la forme ne coïncide pas avec celle des thèmes.

On dit que les genres sont plus pertinents (ou contraignants) dans les litté ratures classiques (réglées) ou populaires (formulaires), mais aucun texte n’est hors de toute norme générique, même si c’est un rêve de la littérature moderne (supprimer le genre entre l’œuvre et la littérature). Un texte hors genres n’est pas concevable. Mais un texte affirme ou affiche sa singularité par rapport à un horizon générique, dont il s’écarte, qu’il module, qu’il subvertit. Le genre est un intermédiaire entre l’œuvre particulière et singulière et la littérature entière : Maurice Blanchot insiste sur la modernité comme ruine des genres. Cette ruine correpond à l’angoisse, à la rareté chez des écrivains qui n’ont plus le refuge des genres.

3. Conventions constituante, régulatrice, et de tradition

Le genre est donc une convention pragmatique : cela veut dire que l’œuvre en relève non comme texte mais comme acte, comme effet, comme interaction sociale (voilà sa dimension rhétorique). Le genre permet à l’auteur de faire reconnaître son œuvre comme acte spécifique. Rappelez-vous le « soldat de Baltimore », qui n’avait pas reconnu qu’Othello appartenait au genre théâtre, au grand genre de la fiction ou de la représentation. Il y a là un premier type de convention qu’on peut appeler (avec Gérard Genette et Jean-Marie Schaeffer) constituante, ou fondatrice, parce que sans son respect ou sa reconnaissance, la communication échoue, l’œuvre n’est pas reconnue comme telle, mais elle est prise pour autre chose, pour un autre acte de langage. La convention constituante instaure l’œuvre comme telle, elle est obligatoire en amont de l’œuvre. De ce point de vue, l’œuvre exemplifie un genre, le réalise.

Mais il y a d’autres types de conventions, qui portent cette fois non sur l’acte mais sur le texte, sur son organisation formelle et sémantique, et qui sont peut-être plus familières ; ces conventions ne sont plus pragmatiques mais textuelles. Leur non-respect est une subversion, non un échec. De ce point de vue, l’œuvre module un genre, est une variation sur lui. On peut se disputer sur la convention textuelle ; la convention pragmatique est à prendre ou à laisser.

Ici, il faut encore distinguer deux types de conventions textuelles : 1. celles du sonnet ou de la tragédie classique, qui sont des prescriptions fixes et explicites, des conventions régulatrices, dont le non-respect n’interdit pas la compréhension de l’œuvre ; 2. celles du roman d’apprentissage ou de la fable, qui sont des relations de modélisation directe entre des œuvres individuelles (des relations hypertextuelles suivant Genette), et qu’on peut appeler des conventions de tradition. On est dans le domaine de l’air de famille. Quand, en 1996, on a introduit des œuvres imposées au baccalauréat, « Le roman d’apprentissage » a justement figuré au programme : la majorité des professeurs ont choisi Le Père Goriot, confirmant que ce roman de Balzac était le modèle du genre dans la littérature française ; Le Rouge et le noir et L’Éducation sentimentale ont également été choisis, mais aussi des œuvres moins aisément identifiables au genre, comme Bel ami. La convention de tradition est évidemment moins contraignante que la convention régulatrice.

4. Genre intertextuel et genre rhétorique

Il y a plusieurs façons de décrire le phénomène de l’intégration formelle dans l’univers du discours, notamment en littérature, c’est-à-dire la fonction de la forme ou du genre comme intermédiaire entre l’œuvre singulière et la littérature entière, et donc comme relation entre les œuvres. Par genre, on entend donc des choses assez différentes. Toutefois, on peut distinguer fondamentalement deux approches : l’une diachronique et l’autre synchronique, l’une intertextuelle (s’attachant au rapport historique entre les œuvres) et l’autre architextuelle (s’attachant au rapport rhétorique de l’œuvre et de la norme).

- Suivant l’approche intertextuelle (structurale, th ématique), l’œuvre n’est pas (seulement) créée à partir de la vision unique de l’artiste individuel, mais aussi à partir d’autres œuvres déjà là : le genre est quelque chose comme la pesanteur, l’inertie ou la prégnance de la tradition qui fait de l’œuvre un palimpseste historique (on n’écrit pas noir sur blanc, ou blanc sur noir, sauf Mallarmé dans l’idéal du Coup de dés, mais dans la grisaille). Cela conduit à étudier le dé veloppement interne de la littérature (comme Brunetière, intéressé par la détermination générique des œuvres, après Sainte-Beuve, intéressé par l’homme, et Taine, attaché à la sociét é). Du point de vue de l’intertextualité comme système de régularités transphrastiques dans la codification des discours, le genre, n’est pas seulement littéraire mais existe dans toutes les formes de la communication.

- Une rhétorique est un inventaire des formes de discours à un moment donné, le relevé de la totalité des situations de communication et des formes de discours appropriées (et des relations entre rôles dans une situation donnée). Elle non plus n’est pas seulement littéraire : la publicité, l’art é pistolaire ont leur rhétorique. Et les formes écrites sont évidemment plus faciles à analyser que les formes orales, qui font aujourd’hui l’objet de l’analyse conversationnelle.

La rhétorique classique reliait les discours à trois situations fondamentales qui déterminaient trois genera dicendi :

• L’orateur défend ou attaque quelqu’un à cause d’un acte commis dans le passé, pour persuader de de l’innocence ou de la culpabilité : c’est le genre judiciaire.

• Il s’adresse à une assemblée afin de la persuader de prendre uen décision qui concerne l’avenir : c’est le genre délibératif.

• Il vante les mérites ou critique les défauts d’une personne ou institution : c’est le genre épidictique.

La rhétorique classique ne prétendait pas que cette tripartition recouvrait l’ensemble des situations de discours (que tout texte relevait d’un des trois genres), mais elle assignait certaines formes de discours public à chaque genre : le plaidoyer au genre judiciaire, le sermon au genre délibératif, l’oraison funèbre au genre é pidictique.

Les genres rhétoriques sont les ancêtres des systèmes des genres auprès des genres poétiques. Comme on le verra, on a tenté, du Moyen Âge à l’âge classique, d’étendre cette tripartition rhétorique à la littérature, sur la base d’analogies avec la triade des genres épique, dramatique et lyrique héritée de la Poétique d’Aristote. Les trois genres rhétoriques ont ainsi servi d’ébauche de classification générique exhustive. On a aussi vu un rapport entre les trois genres rhétoriques et la division des trois styles suivant Cicéro dans l’Orateur (simple, moyen, élevé). La théorie des niveaux de style a été assimilée aux trois genres rhétoriques et aux trois genres poétiques dans la roue de Virgile, à laquelle on reviendra à propos de la Renaissance.

Troisième leçon : Politique des genres : Platon



1. Norme, essence, structure

Avant d’aborder les premières classifications historiques des genres, avec Platon et Aristote, il reste encore à dire un mot d’un dernier lieu commun dans toute discussion des genres : c’est le problème de la nature de ces intermédiaires entre les œuvres et la littérature. À un extrême, on trouve le pur nominalisme de Benedetto Croce : la littérature est la somme, la collection des œuvres individuelles, un point c’est tout ; le genre n’est rien qu’un nom, un principe de classement des œuvres. À l’autre extrême, on trouve Ferdinand Brunetière, déjà nommé : les genres existent, ils naissent, grandissent, connaissent une maturité, puis dépérissent et meurent, comme les espèces (l’homonymie n’est pas indifférente dans cette analogie) ; les genres expliquent les œuvres, en sont des causes.

Suivant les doctrines on insiste plutôt sur le caractère prescriptif, ou explicatif, ou descriptif des genres. Mais chez la plupart des auteurs, comme chez Aristote pour commencer, le genre a suivant les moments de la réflexion ces trois caractères ; il est successivement prescriptif, explicatif et descriptif.

- Les genres sont des prescriptions impératives. Ce sont des normes suivant Aristote (la Poétique traite initialement de « la façon dont il faut composer les histoires », 47 a 8) ; pour lui, la tragédie est la valeur supérieure, et sa typologie des genres sert d’introduction à un traité de la tragédie. Le genre est donc prescriptif dans la Poétique : la forme et la contenu de la tragédie (chap. vi, 49 b 28 ) sont en rapport avec sa finalité (la catharsis). Les classifications génériques ont presque toujours une valeur normative. Horace, dans L’Art poétique, donne des conseils pour la confection d’œuvres ré ussies ; il existe des critères d’excellence, comme la convenance réciproque du sujet et de la forme, qui vient régulièrement en tête. À l’âge classique, L’Art poétique de Boileau est encore évidemment prescriptif. On touche là au rapport étroit entre les classifications géné riques et la critique comme jugement de valeur : le genre fournit à la critique des critères pour juger les œuvres individuelles, comme l’illustre la querelle du Cid ou les autres querelles classiques sur les règles de la tragédie.

- Le genre est une essence ; non seulement il décrit mais il explique les œuvres ; c’est une catégorie causale ou dé terministe, suivant un modèle biologique. Genres : le mot est là, il appartient à la méthode de classification des naturalistes. Au début de la Poétique, Aristote parle des « esp èces » et de la « finalité (dunamis) propre à chacune d’entre elles » (47 a 9). Les genres sont traités comme des substances, des identités substantielles qui ont leur « nature propre » (49 a 15). Le genre n’est donc pas seulement une étiquette ou un nom de classe, mais un nom de substance dotée de finalité interne et donnant une unité organique à l’œuvre individuelle comme tout. Dunamis : c’est l’être en puissance, la potentialité destinée à se réaliser en acte, la nature interne déterminée par sa finalité, le principe d’un mouvement téléologique. Si les genres sont des substances, on peut déterminer leur évolution naturelle (à la différence des objets artificiels). Aristote traite donc le genre comme un être naturel (non comme un nom collectif). L’œuvre engendre l’œuvre, pour ainsi dire comme l’homme engendre l’homme, suivant un modèle d’engendrement que l’évolutionnisme de Brunetière appliquera au genre au XIX e siècle.

- Le genre est une structure : il est descriptif, non prescriptif ou explicatif. On trouve aussi cette conception du genre chez Aristote. Au début de la Poétique (chap. i , ii , iii ), il procède par oppositions et différences pour classer les genres. Les noms de genres sont alors les équivalents d’étiquettes, de classes d’objets abrégées, sans relent substantiel (voir les deux prochaines leçons sur Platon et Aristote). À partir du romantisme, et à l’exception notable de Brunetière et de quelques autres évolutionnistes, cette conception descriptive et historique des genres dominera.

D’autres questions se posent encore sur la nature des genres, même aujourd’hui :

- Sont-ce seulement des classes historiques ou aussi des catégories abstraites (comme l’opposition narration vs représentation, ou les modalités d’énonciation) ; ou bien des types (é pique, dramatique, lyrique) ; ou bien encore des formes simples (légende, mythe, fable, suivant André Jolles) ?

- Ces catégories abstraites, types ou formes simples ne sont-ils pas de nature anthropologiques, tels des universaux ?

- Tout groupe d’œuvres qui ont des traits en commun est-il un genre ?

- Sont-ce des institutions seulement ? Existent-ils seulement comme institutions à la différence des animaux ?

Quelques questions résiduelles encore :

- Toute œuvre appartient-elle à un genre ? Faut-il, comme pour les animaux, lui en trouver un ? Toute œuvre est-elle en relation avec d’autres qui l’éclairent ?

- Les genres restent-ils stables ?

- Les formes fixes (sonnet) sont-elles des genres ?

Les catégories génériques ne se réfèrent pas toutes à des phénomènes de même type. Il faut au moins distinguer : le sonnet (prescriptions formelles, formes fixes) ; l’autobiographie (propriétés é nonciatives et traits thématiques) ; le récit (modalité d’énonciation vs discours).

Mais la question la plus grave concerne le statut éventuel de constantes anthropologiques des genres : la causalité historique n’explique pas tout. Dé pendent-ils de dispositions mentales universelles (Jolles), d’archétypes psychologiques (Frye), d’une logique universelle de l’action. Les genres ne sont pas purement littéraires.

1. Genre heuristique et genre intrinsèque

Du point de vue de la réception, les notions de genre et de cercle herméneutique sont donc apparentées. Le genre, comme attente, horizon, est de l’ordre de la précompréhension herméneutique : la circularité du genre et des traits est analogue à celle du tout et des parties. Il reste qu’on peut concevoir la fonction herméneutique du genre de deux manières. Soit le genre est un outil heuristique, et l’interprétation rejoint, par le cercle herméneutique, un sens qui, lui, est toujours particulier ; soit le genre est constitutif du sens, et l’interprétation va vers un sens qui dépend du genre. Autrement dit, le genre est-il ou non transitoire dans l’interprétation littéraire? Survit-il ou non à l’interprétation littéraire ? D’une certaine manière, cette alternative renvoie à deux conceptions du cercle herméneutique, deux phases de son histoire. Pour Schleiermacher et Dilthey, le cercle herménetique était méthodique, destiné à être dépassé une fois le sens compris ; pour Husserl et Heidegger, la circularité herméneutique est indépassable et constitutive de la compréhension.

Le genre a une valeur heuristique, cela veut dire qu’il sert à la découverte du sens. Il se situe alors du côté de l’interprétation, il permet de l’unifier. C’est une hypothèse sur le tout (sur le sens d’ensemble du texte) qui est confrontée aux parties, aux traits du texte. Mais, comme instrument heuristique, est-il à jeter une fois qu’il a servi ? Le genre est-il une notion transitoire ? Ou bien survit-il au sens toujours particulier auquel aboutit la compréhension ? Alors il n’est pas seulement un outil à jeter une fois que la compréhension est acquise et la compréhension est elle-même dépendante du genre, elle est liée au genre (elle est genre-bound), lequel est constitutif du sens.

La conception générique, peut-on sans doute avancer, sert à la fois une fonction heuristique et une fonction constitutive : par exemple, c’est ce que repère la distinction entre la tragédie (heuristique) et le tragique (constitutif). Si la compréhension correcte a été atteinte, et si la compréhension est liée au genre, alors le sens lui-même doit être aussi lié au genre. Le genre est constitutif de l’énonciation aussi bien que de l’interprétation, de la production aussi bien que de la réception, et c’est pourquoi le concept de genre n’est pas arbitraire, ni par trop variable dans l’interprétation (il y a en gros accord sur les genres auxquels les textes appartiennent).

Si le sens est lié au genre, alors non seulement l’interprétation mais aussi l’énonciation (la parole, l’écriture) doit être régie par une idée du tout. C’est ce que Gombrich montrait à propos des types : les façons de voir sont soumises à des types ; on copie par making and matching (créer et contrôler), le contrôle venant après. On met des mots les uns derrière les autres avec ou sous une conception directrice du sens (même dans un cadavre exquis ; c’est d’ailleurs ce qui rend un cadavre exquis possible). Il existe une notion subsumante qui contrôle le déroulement temporel de l’énonciation, et cette notion, comme type, correspond à un système d’attentes pour pour l’interprète mais aussi pour le locuteur (l’auteur est de ce point de vue son premier lecteur).

Cette fonction du genre est connue depuis longtemps. Ainsi, saint Augustin analyse cette fonction du genre dans un passage des Confessions :

Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend vers l’ensemble de ce chant ; mais quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues, vers la mémoire à cause de ce que j’ai dit, et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoins mon attente est là, présente ; et c’est par elle que transite ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance, plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente tout entière soit épuisée, quand l’action tout entière est finie et a passé dans la mémoire (XI, xxviii).

On se souvient des éléments que Ricœur avait trouvés chez Augustin pour lancer sa réflexion sur Temps et récit.

Cependant, on doit demander si l’idée de contrôle du tout de l’énonciation qui est celle du locuteur est une conception générique ? Cette idée n’est-elle pas restreinte au sens particulier et unique de l’énoncé en question ? Ceci est impossible pour deux raisons. 1. L’idée de contrôle n’est pas explicite (elle est de l’ordre d’un savoir-faire, d’une compétence) ; les détails ne sont pas tous conscients. Par exemple, voyez comment on raconte une histoire (par exemple, drôle) de manière différente, alors que chaque performance est sous le contrôle de la même conception (générique) : un conte, dans ses variantes, est toujours différent et pourtant le même. 2. Même si le sens est inhabituel et toujours sous certains aspects unique, le locuteur sait qu’il doit prendre en compte la compréhension du destinataire. Il y a donc un transfert de système d’attentes : un dédoublement du locuteur, une compétence générique partagée. Les genres font partie d’une compétence spéciale, et le texte sans genre reste un mythe.

Ce transfert d’attentes suppose une familiarité avec les types de sens (les airs de famille) et l’expérience commune. Sans cela, l’interprète n’attendrait pas un type de sens. Les types de sens et les attentes de sens sur lesquels le locuteur s’appuie constituent donc la conception générique qui contrôle son énonciation. La compréhension suppose que l’interprète procède avec ou sous le même système d’attentes, la même conception générique partagée, constitutive du sens et de la compréhension : ainsi le genre n’est pas seulement heuristique, mais constitutif et même intrinsèque. Bien comprendre, c’est comprendre le genre intrinsèque auquel appartient un énoncé, le genre qui a régi sa production.

Résumons les arguments contre le genre intrinsèque. Y a-t-il vraiment un concept générique stable, constitutif du sens, entre l’idée heuristique vague que l’interprète se fait au départ (c’est une élégie, un sonnet), et le sens individuel, déterminé, auquel il parvient au bout du cercle (voir le débat entre Dilthey et Heidegger). Il semble d’abord que non : l’idée du tout que se fait l’interprète devient de plus en plus explicite jusqu’à ce que cette idée générique se fonde dans un sens particularisé et individuel. Le genre intrinsèque, partagé par le locuteur et l’interprète, n’est ni plus ni moins que le sens de l’énoncé comme tout (au bout de l’interprétation, le genre s’identifie avec l’individu), et il vaut donc mieux ne pas parler de genre.

Mais l’interprète ne peut pas renoncer à son idée générique, car ce serait renoncer à tout (les détails) ce qu’il a compris grâce à elle. Et il y a de fait moins de genres intrinsèques que de sens particuliers : il y a des familles de sens.

Le genre est donc lié au caractère essentiellement temporel de la parole et de l’interprétation, comme sens anticipé du tout. Il est donc nécessaire, indispensable de distinguer le genre intrinsèque du sens qu’il régit, et qu’il permet de produire et de comprendre. Ainsi, le début de La Divine Comédie installant une épopée chrétienne.

La seule façon de comprendre comment le début d’un énoncé, comme dans un feuilleton, fonctionne au sein d’un tout avant d’avoir achevé le tout de cet énoncé est par une conception générique assez étroite pour déterminer le sens du début (voir les lecteurs de Proust avant Le Temps retrouvé, qui, comme E.R. Curtius, avaient déjà compris : souvenirs ou thèse, Mémoires ou roman philosophique). Pensez à votre expérience de tout début de roman : de quel genre ou type relève ce livre ? Et à la nécessité fréquente de relire les trente ou cinquante premières pages une fois que le genre a été perçu, établi, confirmé. Le plaisir de la relecture est lui aussi lié à cette reconnaissance générique (anagnoresis). Un critique disait qu’Ulysse de Joyce est un livre fait pour être non pas lu, mais relu. On pourrait en dire autant de la Recherche, sans doute pas d’un roman policier (sauf Le Meurtre de Roger Ackroyd).

Cette conception générique étroite est encore assez large pour que les mots et séquences qui suivront puissent varier dans certaines limites sans altérer les sens déterminés des premiers mots et séquences (par exemple, la fin de la Recherche a changé tout en s’accommodant du même début qui avait été conçu pour une autre suite ; il y a dans la Recherche une réflexion de Proust sur le tout, Balzac, Wagner au début de La Prisonnière ; Proust y exprime nettement sa préférence pour les touts premédités).

Le genre intrinsèque est donc ce sentiment anticipé du tout par le moyen duquel un interprète peut comprendre correctement chaque partie dans sa détermination. Ce sentiment peut s’accommoder de suites relativement différentes, il n’est donc pas identique au sens particulier : il pouvait s’accommoder de l’absence d’Albertine ; le roman publié après 1918 n’est plus le roman prévu avant 1914, mais le début convient toujours, et la fin n’a pas changé ; Proust écrit à Rivière après Swann en 1913 : vous m’avez compris, c’est-à-dire le genre de livre, de roman que ce sera quand le lecteur sera arrivé au bout.

Autre exemple, Le Chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly : c’est un roman hétérogène : réaliste et balzacien; appartenant à la tradition de la société conteuse ; roman de chevalerie ; romance ; satire même. Le lecteur passe par ces diverses présuppositions génériques au fur et à mesure de sa progression.

Le genre intrinsèque est aussi nécessaire au locuteur qu’à l’interprète : avant la fin de l’énonciation, les sens des séquences sont déterminés par l’espèce de sens qu’il vont compléter dans des mots qui ne sont pas encore choisis (voyez Albertine dans le grand syntagme de la Recherche). Le locuteur anticipe l’espèce de choses qu’il dira, mais le sens particularisé dépendra du détail de la suite, dans le cadre du genre intrinsèque (relativement tolérant, compréhensif). Baudelaire, une fois quelques poèmes des Fleurs du mal condamnés, entend les compléter dans un autre tout du même genre. Les Fleurs du mal de 1861 constitueront de fait un autre sens générique dans le recueil.

2. Genre et contexte

« Comment savez-vous que cette phrase veut dire ceci plutôt que cela ? – À cause du contexte. » La situation qui consiste à redresser un contresens dans une classe est des plus ordinaires, et l’appel au contexte est la méthode habituelle pour résoudre de tels conflits d’interprétation : ce passage ne peut pas vouloir dire cela à cause du contexte. Le professeur a traditionnellement pour rôle de donner le contexte (on l’accuse aujourd’hui de garder des cartes dans sa manche, de les produire comme des arguments d’autorité ; la lecture méthodique entend limiter cet usage jugé abusif du contexte). Or le contexte est constitué de tout un ensemble de facteurs, depuis les mots voisins jusqu’au milieu historique dans son ensemble., en passant par les traditions et conventions sur lesquelles le locuteur s’appuie, ses usages linguistiques et culturels, etc. Le contexte désigne à la fois les faits qui accompagnent le sens du texte et les constructions qui font partie du sens du texte. Les mots voisins sont des faits, des données, mais leur sens est une construction que nous assimilons à une donnée, parce qu’elle nous semble moins problématique que la crux, le passage litigieux. La situation historique est une donnée, mais l’attitude du locuteur par rapport à l’énoncé est une construction. Par exemple, pensons à ce titre ancien de Baudelaire pour Les Fleurs du mal Les Lesbiennes. Est-ce un nom propre ou un nom commun, sont-ce les habitantes de Lesbos ou les femmes homosexuelles. Le nom commun n’est pas encore dans la langue, mais les titres féminins de recueils poétiques sont alors courants : Les OrientalesLes Athéniennes. Le milieu, les conventions et les traditions sont des données, mais non les choix du locuteur parmi ces conventions et traditions (il est en l’occurrence difficile d’admettre que Baudelaire n’ait pas donné le sens commun au titre).

Le contexte est donc un mot très ambigu : il désigne à la fois les données du milieu permettant de concevoir la notion juste du tout d’un texte, et cette notion construite du tout d’un texte permettant de déterminer le sens d’une partie de ce texte. Mais les données de la situation ne déterminent pas directement le sens ; elles suggèrent un type plus probable de sens ; et c’est ce type plus probable de sens qui détermine le sens de la partie que nous défendons en invoquant le contexte.

Autrement dit, l’essentiel du contexte est le genre, le genre intrinsèque du discours (le type probable du sens). Le reste du contexte est constitué d’indices du genre intrinsèque mais ne peut pas déterminer les sens partiels.

3. Genre extrinsèque

Un interprète passe par une idée générique pour aller au sens d’un texte ; il la révise ou non en cours d’interprétation. En général, elle est plus vague et plus large que le genre intrinsèque, et elle se rétrécit au fur et à mesure de la lecture. Mais une idée générique préliminaire n’est pas pour autant extrinsèque ; elles est plutôt un outil heuristique (comme appeler La Divine Comédie une épopée chrétienne). Un genre heuristique qui doit être rétréci plutôt que révisé ne peut proprement être appelé extrinsèque. Un genre ne peut être appelé extrinsèque que s’il est conçu par erreur et utilisé comme un genre intrinsèque, par exemple si on traite la Recherche de Mémoires ou d’autobiographie, ou si on lit au premier degré une satire ironique (voyez A Modest Proposal de Swift). Un sentiment générique du tout différent de celui du locuteur serait extrinsèque, parce qu’il déterminerait des sens incorrects, de même que tout genre heuristique trop large. L’interprétation vise le rejet des genres extrinsèques à la recherche du genre intrinsèque.

4. Genre et implications

Il y a un caractère conventionnel des attentes liées au genre (comme jeu de langage). Ce sont des implications déterminées par la logique des propriétés des genres intrinsèques, comme telles des conventions partagées.

Par exemple, de la prose réécrite en vers (en allant à la ligne, prose poétique vs vers libre). L’effet des mots imprimés comme des vers est différent de l’effet des mots imprimés comme de la prose. Le simple réarrangement des mots de la prose au vers peut changer le son et le sens. La prose peut-elle devenir de la poésie par la grâce de la typographie ? Sans doute, car le passage à la ligne (le blanc métrique) ajoute rythme, accents et schémas sonores (et visuels) qui enrichissent le sens des mots. Il font faire des pauses aux fins de vers, imposent un rythme, suggèrent des conventions de concentration et de brièveté propres au genre. Ainsi un même syntagme peut avoir plus d’un sens, car il peut être subsumé sous plus d’un genre intrinsèque, et donc avoir différentes implications (prose ou vers).

En fait, on peut sans doute dire que les désaccords sur les interprétations sont le plus souvent des désaccords sur le genre des énoncés, au sens donné ici au genre intrinsèque. Les conventions génériques déterminent un texte y compris phonétiquement (comme la non-élision des muets).

Le but, la fin (purpose) est sans doute le plus important principe des genres, comme l’ordre, la prière, la lettre. Les genres sont en ce sens beaucoup plus spécialisés que les classes supérieures, comme la poésie et la prose. Mais le but n’en est pas moins crucial. Le but n’est pas nécessairement une action (l’art moderne étant entendu comme finalité sans fin, suivant et depuis Kant). Les finalités d’un genre intrinsèque lient l’idée de genre et le principe de contrôle. La finalité est l’idée, comme des accents d’intensité modifiant le sens.

5. Genres et esthétique de la réception

Cette analyse des genres et de l’interprétation illustre les rapports avec l’esthétique de la réception de H.R. Jauss, elle aussi inspirée par le cercle herméneutique, et qui conçoit donc le genre comme une catégorie de la réception, du côté du lecteur : comme le d’un horizon d’attente (générique) et d’un écart esthétique (individuel).

L’analogie langue/parole et genre/texte a été souvent mise en avant par le structuralisme (le genre comme système, le texte comme actualisation), mais elle est trompeuse, car elle ne prend pas en compte le lecteur. Il est nécessaire d’aborder le genre du point de vue de la réception, comme conditions historiques auxquelles l’entendement est soumis (Gadamer, Jauss, Stempel).

Suivant le formaliste de l’École de Prague Mukarovsky, le texte-chose (l’œuvre matérielle et virtuelle, le niveau neutre) s’oppose à l’objet esthétique concrétisé par le lecteur qui lui donne un sens conforme aux normes de son époque à lui. Et on a pu dire que là était la juste distinction langue/parole : cette fois-ci, c’est le texte comme langue (niveau neutre, programme, partition, système) qui se distingue de son actualisation comme parole.

Le texte est réalisation par rapport au genre historique, mais il est abstraction par rapport à la lecture comme actualisation d’un programme.

Une concrétisation, première ou ultérieure, ne saurait actualiser la totalité des ressources qu’un texte offre. Elle opère une sélection par rapport au potentiel sémiotique de l’artefact, et cette limitation est soumise à la situation historique du récepteur.

Le conditionnement « générique » régit la concrétisation. Autrement dit, la concrétisation n’efface pas le côté générique, mais le met en relief (elle fait partie du sens). Un message est toujours particulier, mais il est aussi paradigmatique, ou typique. Tel serait le rôle des genres dans la réception. Le genre historique est un ensemble de normes, de règles de jeu qui renseignent le lecteur sur la façon dont il devra comprendre le texte. « Le genre est une instance qui assure la compréhensibilité du texte du point de vue de sa composition et de son contenu » (Stempel, p. 170).

Jauss voit même dans les genres des normes au-delà du texte, dans le monde : les genres littéraires produisent, confirment ou contestent des normes de la « communication » sociale.

Douzième leçon : Genre, création, évolution



1. Brunetière et la doctrine de l’évolution des genres

On abordera aujourd’hui la question des rapports des genres littéraires et de l’histoire, de la création, de l’évolution, du « mouvement » en littérature. Un nom est fermement associé à cette question dans la tradition française, celui de Ferdinand Brunetière (1849-1906). Sa théorie de l’évolution des genres représente l’aboutissement du paradigme biologique dans la conception du genre littéraire (Schaeffer, p. 48). Ailleurs, après la libération romantique, John Addington Symonds, dans « On the application of evolutionary principles to art and literature » (1884), témoigne d’un même néo-classicisme anti-romantique et de la même influence du darwinisme. L’accent est mis sur le mouvement, sur le changement, suivant un modèle anthropomorphique : l’évolution des genres est conforme aux trois stades de la vie : l’enfance, la maturité et décadence. C’est ce schéma, non le tempérament de l’artiste individuel, qui détermine l’évolution générique. Symonds insiste sur l’impuissance de l’artiste à surmonter la phase où se trouve la société : l’individu est pris dans le milieu. De manière analogue, Brunetière lie évolution littéraire et changements sociaux, mais surtout littéraires. Ces idées sont provocantes, peut-être pré-formalistes : la différenciation des genres, comme dans la nature, opère progressivement, du simple au multiple et au complexe, de l’homogène à l’hétérogène.

Après Sainte-Beuve et Taine, expliquant la littérature par l’homme puis par la société, Brunetière chercha à l’expliquer par la littérature elle-même, c’est-à-dire par le genre. Il conçut sa doctrine de l’évolution des genres littéraires en appliquant systématiquement la théorie de Darwin à l’histoire de la littérature française. Seul L’Évolution de la critique depuis la Renaissance jusqu’à nos jours (Hachette, 1890) fut publié, mais suffit pour démontrer la faillite de sa théorie. Cet ouvrage vient d’ailleurs d’être réédité : L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature (Pocket, 2000).

Suivant Brunetière : - Les genres ont une vie propre et ne sont pas des étiquettes; ils existent.

- Ils se différencient, comme les espèces.

- Ils se fixent, ont donc une permanence historique, « une existence individuelle, une existence comparable à la vôtre ou à la mienne, avec un commencement, un milieu et une fin ». À sa maturité, le genre « se conforme à l’idée intérieure de sa définition ».

- Ils se modifient, suivant des forces déstabilisantes à analyser. Les mutations brusques se fixent dans les œuvres canoniques.

- Ils se transforment, suivant une loi générale régissant les relations des genres entre eux : la loi de la sélection naturelle déterminant l’engendrement progressif des genres et la généalogie des genres.

Après la race et le milieu, Brunetière met l’accent sur le moment (le point dans une évolution) ; il refuse de voir dans la littérature l’statementd’une autre réalité : « l’œuvre d’art avant d’être un signe est une œuvre d’art ; […] elle existe en elle-même, pour elle-même. » Auprès des causes extérieures, l’influence principale qui fait évoluer la littérature est « celle des œuvres sur les œuvres » : « en littérature comme en art – après l’influence de l’individu –, la grande action qui opère, c’est celle des œuvres sur les œuvres. Ou nous voulons rivaliser, dans leur genre, avec ceux qui nous ont précédés ; et voilà comment se perpétuent les procédés, comment se fondent les écoles, comment s’imposent les traditions : ou nous prétendons faire autrement qu’ils ont fait ; et voilà comment l’évolution s’oppose à la tradition, comment les écoles se renouvellent, et comment les procédés se transforment » (L’Évolution des genres, p. 263). L’histoire des genres est la manifestation d’une loi sous-jacente (Schaeffer, p. 54), celle de la génération des genres les uns par les autres, suivant une logique génétique interne. La survie des innovations littéraires les plus adaptées, l’extinction des formes inadaptées répondent à cette logique, non à une loi du progrès à la Hegel. Les genres, plutôt que les auteurs, sont les acteurs de l’histoire littéraire.

En fait, dans le système de Brunetière, l’identification des genres à des espèces biologiques dotées d’individualité est superflue, car le facteur fondamental est l’influence des œuvres sur les œuvres : l’imitation et l’innovation suffiraient à fonder l’évolution qu’il décrit, sans faire appel au paradigme scientifique vite ridiculisé. L’alternative posée par Brunetière entre des genres simples étiquettes ou des genres biolgiques est absurde.

Quelle est alors la valeur heuristique de ce modèle métaphorique ? Il est indéniablement au service de la constitution du canon littéraire. « C’est une autre utilité de la doctrine évolutive : elle déclasse, elle efface, elle chasse comme automatiquement les médiocrités de l’histoire de la littérature et de l’art. » Ainsi les « attardés » seront-ils automatiquement déconsidérés au nom d’une supposée maturité du genre. La tragédie est un « exemple admirable, pour ne pas dire unique, de la façon dont un genre naît, grandit, atteint sa perfection, décline, et enfin meurt ». Racine a atteint la perfection du genre dans Andromaque ; dès Phèdre, le genre se situe au-delà de sa maturité. Un simple jugement de valeur est de cette manière étayé, et le canon classique est légitimé.

2. Évolution et réception : le cas de Balzac

L’œuvre de Brunetière ne mérite sans doute pas d’être réévaluée, encore qu’on l’ait souvent mal comprise. Par exemple en prétendant que Brunetière croyait à la subsistance des genres littéraires en dehors des œuvres qui les exemplifient, sous prétexte qu’il déclarait : « Comme toutes choses de ce monde, ils ne naissent que pour mourir. » C’était une formule polémique, une image vive, et sa théorie de l’évolution des genres lui a fait tort, mais elle n’était pas pour lui une métaphore. De fait, comme critique littéraire, si son vocabulaire emprunte toujours au côté de la production, il n’en adopte pas moins le point de vue de la lecture, et le genre a dans ses analyses un rôle de médiation entre l’œuvre et le public – dont l’auteur –, un peu comme l’« horizon d’attente », le système de normes et de conventions définissant une génération historique, dans l’« esthétique de la réception » de H.R. Jauss. Pris à rebours, le genre est l’horizon du déséquilibre, de l’écart produit par toute grande œuvre nouvelle : « Autant par elle-même que par ses entours, une œuvre littéraire s’explique par celles qui l’ont elle-même précédée et suivie », déclarait Brunetière dans son important article sur la « Critique » dans La Grande Encyclopédie. Brunetière opposait ainsi l’évolution générique comme histoire de la réception à la rhétorique (expliquer l’œuvre par elle-même) et à l’histoire littéraire (l’expliquer par son environnement). Ainsi redressé, le genre est une catégorie légitime de la réception, un modèle de compétence pour la lecture, et nul n’avait mieux prévu que Brunetière l’inflexion de la critique moderne vers la lecture et le lecteur.

On peut illustrer cette analogie par le cas de Balzac, analysé en détail par Brunetière dans son dernier (et meilleur) livre, son Balzac (1906). En 1819, dit-il, deux formes de roman étaient en présence : le roman « personnel » et le roman historique.

1. Le roman personnel remonte au Gil Blas de Le Sage (1715-35), et au-delà au roman picaresque espagnol depuis le Lazarille de Tormes (1554) : c’est un récit d’aventures dont le narrateur a été le héros, des aventures qui retracent le destin d’une vie humaine, la fortune d’une condition privée. Ces aventures ne nous intéressent qu’une fois, ne font pas trace, n’accroissent pas notre connaissance. Dans le Gil Blas, l’intention satirique et la prétention au style s’y ajoutent comme un supplément.

Cinquante ans de récit personnel suivront en France et en Angleterre: Robinson Crusoé (1719), Les Voyages de Gulliver (1727), Manon Lescaut (1732), Marianne (1735), etc. L’intention est de rendre le roman plus conforme à la réalité ; les conteurs sont les témoins. On se rapproche par là de ce qui plaisait dans les Mémoires.

Le succès du roman par lettres, comme Clarissa Harlowe (1748) ou La Nouvelle Héloïse (1762), favorisa sans doute aussi le roman personnel, mais le détourna de la représentation de la vie commune pour le diriger vers l’analyse psychologique. Comme dans les Confessions, dans Werther (1774) ou Les Liaisons dangereuses, il s’agit de noter de combien de manières un homme peut différer d’un autre. Le roman personnel devient représentation des cas exceptionnels. Le roman se détourne de ce qui est commun (des topoi) pour aller vers ce qui est unique.

Ainsi René (1802), Delphine (1802), Corinne (1807), Adolphe (1816), Indiana (1831), Volupté (1833). Sous l’influence du romantisme, le roman personnel devient l’apothéose du Moi. Le romantisme est en rapport avec le lyrisme. De 1715 à 1760, le roman personnel s’apparentait à la définition générale du roman, puis il s’en écarte de 1760 à 1820.

2. Mais l’auteur de René est aussi celui des Martyrs, et celui de Delphine est aussi celui de Corinne. Deux éléments capitaux y sont présents pour contrebalancer le roman personnel : l’exotique (l’Italie) et l’historique (comme dans Quo Vadis?). Walter Scott fut décisif dans l’évolution moderne, perçue par Balzac.

Le rôle du roman historique fut décisif dans l’évolution du roman. Il existait avant Scott (La Calprenède, Cléopâtre et Pharamond), et la dimension historique apparaissait dans Gil Blas et les Mémoires d’un homme de qualité, ainsi que chez Mme de La Fayette ou Mme de Tencin. On romançait les données de l’histoire. Mais avec Scott et Chateaubriand, c’est le sens de l’histoire comme perception des différences, comme rapport des mœurs avec les usages et les lois qui fait irruption en littérature. Les sentiments et les idées diffèrent suivant les époques. La couleur locale est une acquisition du romantisme et marque une phase capitale de l’évolution du roman.

Jusque-là, la littérature était aristocratique : la dignité littéraire et l’idéal tragique la marquaient, et donc l’annulation des détails de la vie. Avec le romantisme, on assiste à l’introduction dans le roman du sens plein de la réalité. Aucun détail n’est méprisable ni inutile chez Scott.

3. Mais alors, pourquoi ces détails essentiels à la résurrection du passé seraient-ils inutiles à la représentation du temps présent ? S’attacher à l’universel, comme la sculpture grecque ou le théâtre classique est un droit, mais pourquoi la notation des différences serait-elle moins esthétique que leur élimination? La littérature a droit à la représentation de la vie entière, moins à la vulgarité qu’à la vérité. C’est l’école du roman historique dans le roman moderne.

Le roman historique (Scott, Les Fiancés de Manzoni, Thackeray) ne pouvait être qu’un genre de transition, dont le rôle a été de préciser les conditions du roman réaliste. Il a imposé le scrupule dans la représentation de la réalité contemporaine. De la littéralité de l’imitation, il a fait une loi du genre.

Le fortune du roman historique ne pouvait avoir qu’un temps. « Il y a ainsi, dans l’histoire littéraire, comme dans la nature, des genres ou des espèces dont la fortune et l’existence même sont liées aux circonstances, à un moment précis de leur évolution, et qui meurent de leur victoire. On ne les verra pas revivre ; le fleuve ne refluera pas vers sa source ; le roman historique n’est pas une espèce fixe de son genre » (p. 28). Il a eu son heure, quinze ou vingt ans pendant lesquels s’est élaborée la définition du roman de Balzac.

4. Balzac n’a débuté ni par de vrais romans personnels, ni par de vrais romans historiques, ni par des romans balzaciens. Les romans bizarres de 1822-25 jettent de la lumière sur un élément oublié de l’évolution du roman moderne : le roman dit « populaire », c’est-à-dire non littéraire, contemporain du mélodrame, caractérisé par la complication de l’intrigue, l’atrocité des événements, les trémolos du style, comme dans Le Moine de Lewis (1797), Ann Radcliffe, ou Maturin, Melmoth le Vagabond. Ce goût de l’atroce était déjà présent avant la Révolution, et les horreurs remplissaient les tragédies classiques avant Atrée et Thyeste.

Le succès était dû à l’intrigue naïve et compliquée, à l’intervention du hasard ou de la fortune, à l’émotion partagée (pathos), alors que les classiques ne prenaient pas parti. Le « romanesque » est un autre nom du hasard (p. 33). Le roman est le récit d’événements qui pouvaient ne pas arriver. Une intrigue compliquée soutient l’intérêt. Sans intrigue, RenéAdolpheObermann ne sont pas des romans, mais des poèmes ou des études analytiques.

Balzac a tiré profit de son apprentissage du roman populaire (Le Vicaire des ArdennesArgow le Pirate) : le nœud, l’intrigue sont indispensables au roman. Il faut qu’il se passe quelque chose, dont dépendent des destinées humaines. Il faut que le romancier nous intéresse, en nous racontant des aventures, ce à quoi Balzac parvient dès Les Chouans (1825).

Brunetière analyse donc l’état du roman au moment où Blazac commença : aucune réputation n’était acquise, le champ était libre. Le roman, un genre inférieur, attendait un homme qui lui donnât son élan.

3. Brunetière et Jauss

Traduisons Brunetière dans le vocabulaire de Jauss : Brunetière fonde son interprétation sur la réponse du public, une réponse fondée sur ses attentes collectives. Peut-on dire pour autant que la signification de l’œuvre repose pour lui sur la relation qui s’instaure, à chaque époque, entre l’œuvre et son public, lors du premier accueil et lors des accueils successifs ? Il semble que oui. On sait que les deux notions clés de l’esthétique de la réception sont l’horizon d’attente et l’écart esthétique, dont le dialogue ou la dialectique constitue le mouvement littéraire. Sont-ce en vérité autres choses que des noms différents de l’imitation et de l’innovation, empruntées par Brunetière à la psychologie sociale d’inspiration darwinienne ? L’histoire littéraire de Brunetière, histoire interne par opposition à l’histoire sociale de Taine, histoire pour laquelle le genre est la médiation entre l’œuvre particulière et la littérature, peut s’entendre après coup comme une histoire de la littérature du point de vue de la réception, une histoire des schémas de la réception littéraire. C’est en effet la seule conception acceptable du genre, qui n’en fasse pas une réalité ontologique subsistant en dehors des œuvres et se réalisant en elles. Or Brunetière, qui s’intéresse toujours à la transformation générique et non au genre pour soi, l’entend bien ainsi, même s’il le dit autrement. Un indice en est que dans son histoire, l’œuvre a sa place au moment de sa réception, là où elle est lue et produit des effets de genre (comme Sévigné et Saint-Simon dans son Manuel). Si l’on en croit sa réévaluation de Racine par exemple, Brunetière s’attache à saisir, au cours du temps, les écarts historico-esthétiques entre l’œuvre et les horizons d’attente (formels, esthétiques) successifs du public.

L’idée même de classicisme chez Brunetière est conforme à une herméneutique de la réception, opposée à une philosophie de l’histoire hégélienne, celle qui inspire paradoxalement les récits orthodoxes de la modernité où l’œuvre classique est soustraite au temps et à la dialectique de l’écart esthétique. Brunetière met l’accent sur l’hétérogénéité de la culture classique et sur l’altérité du texte nouveau par rapport aux horizons d’attente successifs. L’œuvre dite classique a peut-être une puissance intégrative pour une histoire littéraire rétrospective, mais elle est une différence dans son présent, et dans les présents successifs elle demeure autre.

Brunetière, comme Jauss, situe le caractère littéraire de l’œuvre dans l’écart qui la sépare, lors de son apparition, de l’attente du premier public. La thèse s’oppose à la fois, du temps de Brunetière, à un immanentisme romantique qui interdit de sortir du texte, et à un référentialisme sociologique qui objective le milieu ou la demande, principes heuristiques qui tous deux échouent à rendre compte de la réception retardée et/ou durable de l’œuvre. Or cette altérité de l’œuvre par rapport à son temps et peut-être à tout temps, il faut admettre que c’est elle que Brunetière identifie dans les termes du genre, entendu comme négativité et non comme positivité. La tension entre l’œuvre et le public renvoie à une tension dans l’œuvre même, à une indétermination de l’œuvre qui laisse au lecteur la tâche de l’achever.

C’est lui faire une mauvaise querelle que de prétendre qu’il croyait à la subsistance des genres en dehors des œuvres. Il affirmait sans doute : « Comme toutes choses de ce monde, ils ne naissent que pour mourir. » Mais c’était une formule, une image. Fonctionnellement, le genre opère chez Brunetière comme une médiation entre l’œuvre et le public, dont son auteur ; c’est un ensemble de traits oppositionnels partagés par des textes, dans la synchronie et la diachronie. Pris à rebours, il est l’horizon du déséquilibre de toute grande œuvre. « Autant par elle-même que par ses entours, une œuvre littéraire s’explique par celles qui l’ont elle-même précédée et suivie », disait Brunetière, opposant ainsi l’évolution générique à la rhétorique et à l’histoire.

4. L’exemple de Flaubert

Un exemple frappant de cela est donné par l’analyse du style de Flaubert, dans un article publié en 1880, à la mort de l’écrivain. Brunetière n’aime pas Flaubert, il juge que toute son œuvre après Madame Bovary a été un échec, en particulier Salammbô et L’Éducation sentimentale. Mais il reconnaît en Flaubert un maître bien supérieur à Balzac : « On prétendit, quand parut Madame Bovary, qu’il y avait là des pages que Balzac eût signées. Certes ! s’il avait pu les écrire ! » Flaubert est un maître par la marque qu’il a imposée à la littérature, par son invention ou par sa systématisation des « procédés de la rhétorique naturaliste ». Brunetière insiste sur la transposition du sentiment dans la sensation, procédé non pas nouveau – il existait chez Chateaubriand –, mais dont Flaubert tire un autre effet : « La comparaison n’est plus [...] une intervention personnelle du narrateur dans son propre récit, elle devient en quelque sorte un instrument d’expérimentation psychologique. » Brunetière ne nomme pas encore le style indirect libre, mais l’idée est là. « Elle se rappela [...] toutes les privations de son âme, et ses rêves tombant dans la boue, comme des hirondelles blessées. » Le commentaire est heureux: la comparaison flaubertienne est « l’statementd’une correspondance intime entre les sentiments et les sensations des personnages qui sont en scène. L’auteur est vraiment absent de sa comparaison. » Flaubert « a tiré d’un procédé connu des effets nouveaux ; et inventer, en littérature, qu’est-ce autre chose ? » Après avoir signalé d’autres formes de l’impassibilité flaubertienne (la description, l’imparfait), Brunetière conclut : « C’est une date que Madame Bovary dans le roman français. Elle a marqué la fin de quelque chose et le commencement d’autre chose. »
Le critique se livre à une comparaison intéressante. Madame Bovary parut en son temps, dit-il en des termes qui ne sont pas sans rappeler le fameux article de Baudelaire sur le roman de Flaubert, reconstruisant la stratégie du romancier. Mais Brunetière distingue deux sens de l’statement« paraître en son temps », d’abord le sacrifice à une mode, la soumission à l’opinion, le suivisme, et puis un sens intempestif, celui du chairos grec : « C’est quelquefois aussi reconnaître d’instinct où en est l’art de son temps, quelles en sont les légitimes exigences, ce qu’il peut supporter de nouveautés. » Et cela n’est nullement s’adapter à une demande ou imiter, mais au contraire innover. Le livre qui suit la mode s’épuise dans la recherche d’une coïncidence éphémère avec le public, mais le livre de son temps, au sens d’un désaccord mesuré ou d’un accord dissonant, le livre intempestif s’inscrit dans la durée. Brunetière revient souvent à ce problème: quels sont, demande-t-il à propos de Daudet, les « caractères qui perpétuent les nouveautés, et les font entrer dans la tradition » ? Les deux livres qu’il cite comme exemples des sens contradictoires de l’être-de-son-temps sont, dans la même année 1857 et sur le même sujet de l’adultère provincial et bourgeois, Madame Bovary, qui va à contre-courant, et Fanny de Feydeau, qui sacrifie au goût du jour. Curieuse coïncidence : les deux exemples seront ceux-là mêmes que Jauss choisira dans sa leçon inaugurale de 1967, « L’histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire », la charte de l’esthétique de la réception qui définit l’écart esthétique comme le critère de l’analyse historique. La réception première, couronnant Fanny et condamnant Bovary, a été contredite par les générations de lecteurs formés à la langue de Flaubert. Brunetière et Jauss concluent pareillement que le roman de Feydeau est justement tombé dans l’oubli, tandis que Madame Bovary devenait un chef-d’œuvre.

Cette coïncidence vérifie que le genre, dont Brunetière fit sa spécialité, doit bien être entendu comme une catégorie de la réception, un modèle de compétence. L’innovation le déplace mais elle ne l’abolit pas; elle modifie des équivalences entre formes et fonctions. Brunetière souligne que les procédés flaubertiens ne sont pas neufs, mais que leur système est différent. Les catégories de la lecture deviennent des modèles de l’écriture à travers des déséquilibres et des transformations génériques. Les procédés de Flaubert sont ceux du romantisme, comme la transposition du sentiment en sensation, mais leur application est autre. D’où à la fois la reconnaissance et l’égarement, la déroute du lecteur, son sentiment d’inquiétante familiarité. L’innovation a nécessairement un aspect parodique, et Brunetière compare la situation de Madame Bovary vis-à-vis des œuvres du romantisme, et celle de Don Quichotte par rapport aux romans de chevalerie. La comparaison confirme que Brunetière entend le genre moins comme un élément de classification que comme un modèle de lecture et un facteur d’écriture. Madame Bovary et Don Quichotte déplacent le roman romantique ou le roman de chevalerie par des atteintes de détail, des renversements de traits isolés à des niveaux différents. Ils réagissent : après eux, le roman de chevalerie et le roman romantique ne seront plus possibles comme avant. Parodique, réactive, selon la logique de Brunetière, l’œuvre innovatrice va à contre-courant. Elle ne suit pas la mode, mais si elle anticipe, si elle annonce, c’est en résistant au courant et en le remontant. L’œuvre originale regarde en arrière. Le geste jugé innovateur après coup est un geste restaurateur dans son intention. De la part de Brunetière, cette conclusion ne surprendra pas.
Treizième leçon : Modernité et violation des genres

« Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas. »
Henri Michaux, L’Époque des illuminés.

1. L’examen

Quelques mots de rappel sur l’examen pour commencer : vous aurez un texte anonyme à analyser quant à ses thèses et hypothèses relatives à la notion de genre. Pourquoi ce genre d’examen ? La formule est empruntée à I.A. Richards, que j’ai cité à propos des poèmes anonymes qu’il donna longtemps à commenter à ses étudiants de Cambridge. Les résultats étaient décevants mais justifiaient à ses yeux le but de l’enseignement littéraire : former des lecteurs compétents. Il ne s’agit donc pas de deviner l’origine du texte en question, mais de l’analyser sans être sous l’influence des données externes qu’apportent un nom et un titre, une école et une date ; il s’agit d’induire et non de déduire ; il s’agit donc d’un exercice de compréhension et d’analyse. Vous avez deux heures : ce n’est pas une dissertation qui vous est demandée, ni une explication de texte, suivant ces deux exercices traditionnels et bien rodés. Ce n’est pas non plus l’« étude d’un texte argumentatif », suivant l’exercice auquel vous avez été entraînés pour le baccalauréat. Les considérations sur la forme de l’argumentation, sans les exclure a priori, seront très vraisemblablement peu pertinentes pour l’analyse et la discussion des hypothèses sur le genre faites par le texte que vous aurez sous les yeux. Dernière remarque : il est indispensable de rédiger ; ne vous contentez pas d’un style télégraphique ou d’un plan énuméré. Quant à l’épreuve de langue qui suit, je vous rappelle que c’est une version d’une heure, avec dictionnaire unilingue autorisé, sur un texte lié au programme, donc au genre.

2. Les genres aujourd’hui

Pour cette dernière leçon, je voudrais réfléchir avec vous à la vitalité des genres aujourd’hui. Ils ont été mis en cause depuis longtemps, mais ils ne sont pas morts. Le rêve de synthèse se poursuit depuis le romantisme, lequel justifiait les catégories aristotéliciennes et classiques (la triade célèbre) par la philosophie et par l’histoire, mais en même temps ambitionnait de dépasser les genres, perçus comme des contraintes démodées. Cet idéal romantique figure dès l’Athenäeum au tout début du xixe siècle. La poésie est louée comme forme supérieure et englobante, surmontant la séparation artificielle des genres par l’esprit classique. L’idéal de dépassement des genres historiques, des modes d’énonciation, de la distinction du vers et de la prose, des styles, de la littérature et de la philosophie dans le poème, c’est le but depuis lors de la littérature la plus ambitieuse. On trouve chez les premiers romantiques de multiples déclarations de cette sorte :La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elles n’est pas seulement destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, philosophie et rhétorique. Elle veut aussi et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie vivante et sociale, la société et la vie poétiques […]. Elle embrasse tout ce qui est poétique (cité dans L’Absolu littéraire, p. 112).

Seule la poésie romantique est finalement le genre par excellence. Plus tard, le même privilège sera parfois accordé au roman comme forme totale, polyphonique (par exemple chez Bakhtine).

Plus radical encore, Baudelaire confondra poésie et critique, jugera que la meilleure critique est un poème. Le symbolisme retrouvera et prolongera ce rêve (ou cette utopie), après Wagner notamment, mais aussi après Baudelaire : le poème en prose et le vers libre seront les deux formes les plus évidentes de cette transgression, illustrée par le « Grand Œuvre », l’« Œuvre totale » de Mallarmé. L’aspiration à l’unité et à la synthèse suit alors le modèle de la musique. Le privilège est donné à la transgression des frontières génériques et même des arts, suivant la doctrine des correspondances. La transgression générique est devenue un poncif de la modernité (par exemple la poésie visuelle, depuis les Calligrammes d’Apollinaire), en concurrence cependant avec un dogme contraire, car le modernisme s’est aussi défini comme concentration sur le médium propre à chaque art, comme utopie de la pureté générique : c’est le refus de la photographie en peinture, c’est ensuite l’idéal de l’abstraction, c’est le refus du récit en poésie, c’est la poésie pure de l’abbé Bremond, c’est le refus du romanesque dans le roman avec Gide, c’est la volonté de donner au roman des règles avec Queneau, c’est le prestige du signifiant dans le lettrisme ou chez Tel Quel, mais c’est surtout idée d’échapper, partout, à la « seconde nature » du sens.

Pour la poésie, la référence majeure a longtemps renvoyé à la peinture (suivant l’Ut pictura poesis d’Horace), mais la comparaison de la poésie à la musique est devenue le modèle noble, chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Proust, et suivant Schopenhauer. Après Wagner, la fusion de la musique et de la parole est devenue l’idéal poétique. Dans « La musique et les lettres », conférence donnée à Oxford en 1894, Mallarmé se fait le défenseur de la versification et du rythme. « Un coup de dés » se présente comme une partition ; le « Livre » mallarméen contient idéalement tous les livres, suivant la formule devenue poncif : « Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. » Mais le vœu d’abstraction de tout le modernisme au xxe siècle est de nouveau lié au modèle pictural.

Chez Proust, la frontièredevient poreuse entre littérature et philosophie : « La paresse ou le doute ou l’impuissance se réfugiant dans l’incertitude sur la forme d’art. Faut-il en faire un roman, une étude philsosophique, suis-je romancier ? », demande-t-il en 1908, au bord du roman. Il doute sur le genre de son œuvre à venir : roman à thèse, ou roman philosophique, ou encore roman total ?

Umberto Eco, dans L’Œuvre ouverte (1965), insiste sur ce caractère ouvert et total, « en expansion », des grandes œuvres du xxe siècle, comme celles de Proust et de Joyce. Suivant Blanchot, entre l’œuvre et la littérature, il n’y a plus de truchement, plus de niveau intermédiaire, il n’y a plus non plus de métier de poète, de dramaturge ou de romancier (la mise en cause du métier a eu lieu en peinture depuis la fin du xixe siècle), et le critique fait passer la modernité de Mallarmé à Beckett dans l’indifférence aux genres :

Seule importe l’œuvre, l’affirmation qui est dans l’œuvre, le poème dans sa singularité resserrée, le tableau dans son espace propre. […] Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre. Tout se passerait donc comme si, les genres s’étant dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait seule dans la clarté mystérieuse qu’elle propage et que chaque création lui renvoie en la multipliant, – comme s’il y avait donc une « essence » de la littérature (Le Livre à venir, p. 272-273).

De surcroît, la coopération entre l’auteur et l’interprète fait de chaque exécution une œuvre nouvelle : c’est du moins une idée de plus en plus répandue depuis la phénoménologie et l’esthétique de la réception.

Parallèle au rêve poétique de l’œuvre totale, le « roman poétique » a aussi fait tourner les esprits au début du siècle : « Tout roman qui n’est pas un poème n’existe pas », jugeait déjà Gourmont. « Toute la tentative contemporaine du lecteur est de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème », disait Mallarmé de Bruges-la-morte de Rodenbach. Alain-Fournier, Proust encore, Jouve, Gracq appartiennent à la lignée du « récit poétique », conforme au modèle romantique de la poésie comme genre suprême. Quant au désir de « Théâtre poétique », il a aussi existé, par exemple chez Maeterlinck.

Il reste à mentionner les œuvres inclassables, comme les Chants de Maldoror (1869), où tous les grands genres sont parodiés, ou les Moralités légendaires (1887) de Laforgue, ou Ulysse de Joyce, qui parodie l’Odyssée dans une épopée de la vie moderne. Le mélange, l’intertextualité, l’hybridité, le métissage deviennent les valeurs, et non plus la pureté. Mais le relation entre les genres et les valeurs n’en reste pas moins forte, peut-être déterminante, fût-elle inversée et négative. Paulhan s’en prit à la « Terreur » avant-gardiste dressée contre la rhétorique et contre les genres. Cette « Terreur », du romantisme au surréalisme, a promu la poésie, puis le « Texte », au sommet des genres,conservant donc le système des genres comme Nemesis.

Le « Texte » est encore l’adversaire du genre chez Barthes et Tel Quel, qui déclarent celui-ci périmé. Le « Texte » se rebelle contre toutes les étiquettes de roman, de poésie ou d’essai, et prend pour références Lautréamont et Joyce, Mallarmé et Proust. Barthes distingue les écrivants et les écrivains, le lisible et le scriptible : ces catégories nouvelles, qui n’en sont pas moins issues des vieux genres, exaltent le travail du signifiant transgressant les limites au détriment de la littérature routinière et pédagogique (c’est une variante de l’opposition romantique du symbole et de l’allégorie). Ce refus des genres (et aussi du métier) rappelle, on l’a dit, ce qui a eu lieu en peinture depuis longtemps, car la définition des genres et leur hiérarchies suivant les sujets a disparu depuis l’impressionnisme et l’abstraction. La transgression générique est ainsi élevée en principe de modernité. La valorisation de l’originalité et de la singularité depuis le romantisme, de l’esthétique contre la rhétorique, a trouvé son accomplissement à la fin du xxe siècle.

La philosophie elle-même est devenue inséparable de la littérature : la déconstruction de Derrida a mis cause cette dernière frontière générique, avec pour résultat la délégitimation de la littérature face aux autres discours, de la culture par la théorie. Au bout de la transgression générique, disparaissent les valeurs et les normes (« communicationnelles » comme dit Jauss, pour signifier leur pertinence extra-littéraire) que les genres étayaient.

Il faut encore mentionner le destin du refus de la distinction entre le texte et le commentaire (le métalangage), comme chez Baudelaire entre critique et poésie : « La meilleure critique est celle qui est amusante et poétique […]. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. » L’écrivain et le critique se rencontrent dans l’écriture. Le surréalisme refusait la littérature (après que Valéry avait délégitimé le roman), comme dans Nadja (1928), modèle du « texte surréaliste » par opposition à la fois au roman, honni, et à l’essai. C’est l’aboutissement de la négation de la rhétorique par Hugo, qui, dans la préface de Cromwell (1827), louait le drame contre la tragédie et la comédie, ou, dans la préface des Odes et Ballades (1826), faisait le procès du « jardin à la française » de la littérature classique et de son « ordre naturel ».

Mais, suivant Paulhan (Les Fleurs de Tarbes, ou la Terreur dans les lettres, 1941), le refus de la rhétorique n’est jamais qu’une autre rhétorique (ou la même), tout aussi contraignante. La prolifération des références non classiques, aux petits genres par exemple médiévaux, comme la ballade ou la sotie constitue encore un système des genres perpétué aux marges du romantisme, du symbolisme et du surréalisme.

Aujourd’hui, les genres sont nombreux et les œuvres semblent inclassables, mais on publie surtout des romans, de la poésie et du théâtre, plus des essais. Un écrivain comme Philippe Sollers est revenu au vieux roman ; Robbe-Grillet, Sarraute, Duras ont redécouvert l’autobiographie. Le « Texte » n’a pas supplanté les anciens genres. Et la réhabilitation de la rhétorique (Barthes, Genette, Todorov) a remis les genres et la théorie des genres au premier plan.

Suivant le point de vue de la lecture, de plus en plus important dans les études littéraires, les genres restent les catégories dominantes de la réception. Les best-sellers sont classés dans les magazines en romans et essais (avec des exceptions, comme Delerm et sa Première Gorgée de bière), en anglais en fiction and non-fiction. Le système est encore plus réduit, à un seul critère : la fiction.

Le système des genres est une institution sociale et idéologique : c’est un système de valeurs et de normes. Ce système est lié à la définition, ou à la non-définition, de la littérature aujourd’hui.

3. Conclusion

La triade rhétorique et aristotélicienne de l’épique, du dramatique et du lyrique a été au centre des genres dans l’histoire. De fait, comme on l’a vu, elle a été imputée après coup à Aristote, qui ne s’intéressait qu’au dramatique et à l’épique, à Sophocle et à Homère. Cette triade a été consolidée par le classicisme, puis refondée par le romantisme, et l’époque moderne l’a maintenue (fût-ce au prix d’un déplacement vers le roman, la poésie et le théâtre, plus l’essai). Les frères Schlegel, Hugo, Hegel l’ont entérinée, mais le lyrique est passé au premier plan. La poésie est essentiellement lyrique depuis le romantisme.

Ces catégories restent aristotéliciennes : elles sont modales. Comme modes d’énonciation, elles semblent être des universaux. Comme on l’a vu, des approches contemporaines comme celle de Jakobson ont maintenu, ou ont retrouvé, les mêmes catégories. Si ce sont des universaux, et non des normes, les transgresser devient peu concevable.

Il est pourtant difficile, voire impossible, de rendre compte des œuvres contemporaines à partir de la grille des genres. Ces questions traditionnelles ne semblent plus pertinentes : telle œuvre est-elle épique ou lyrique ? Est-ce une tragédie ou une comédie (par exemple une pièce de Beckett ou de Genet) ? Est-ce un roman ou un essai (par exemple un texte de Musil) ? Toutes les œuvres modernes sont impures.

Les œuvres littéraires sont mixtes par définition depuis Baudelaire (mais peut-être déjà avant Baudelaire), tandis que la para-littérature, la littérature de consommation respecte davantage les contraintes génériques (dans Harlequin, les règles psychologiques, narratives, stylistiques sont pointilleuses, et décrites dans un cahier des charges : c’est toujours le même roman). À l’époque moderne, de nombreux critiques soutiennent que littérarité et généricité sont inversement proportionnelles (par exemple Combe, p. 150).

En littérature, les genres ne seraient plus aussi pertinents que par le passé. Faut-il encore tenter d’identifier le genre du texte qu’on lit ? Est-ce quelque chose que vous tentez ? Autrement dit, est-ce que la reconnaissance explicite du genre (par opposition à la compétence inconsciente de lecture, à la précompréhension indispensable du genre intrinsèque) enrichit et complexifie la lecture ? Ou au contraire la complique-t-elle inutilement ?

Depuis Aristote, la notion de genre est de fait hétérogène : elle condense un faisceau de critères formels (comme le mode) et sémantiques (comme l’objet), suivant des combinaisons infinies. En pratique, l’analyse multicritère a toujours été dominante. On peut être tenté, comme Croce, suivant une démarche nominaliste et terroriste, de théoriser les œuvres modernes en dénonçant le concept de genre. Mais ce sont seulement les définitions normatives et prescriptives des genres qui sont dépassées, beaucoup moins les descriptions formelles et sémantiques. Et, au début du xxie siècle, les œuvres sont toujours identifiées négativement, par ce qu’elles ne sont pas, plutôt que par ce qu’elles sont : ainsi le système des genres reste pertinent, fût-ce modérément, même dans la violation généralisée d’aujourd’hui. Ce sera notre conclusion moyenne.

 

 

 

 

 

B- Genres littéraires Jean Marie Schaeffer

Sommaire

                                       I.            Approche de la question du genre

                                                              1.            Un genre est une convention discursive

                                                                                      1.            Les conventions constituantes

                                                                                      2.            Les conventions régulatrices

                                                                                      3.            Les conventions traditionnelles

                                                              2.            Multiplicité des conventions discursives dans une œuvre donnée

                                                              3.            Transgression des conventions discursives selon Schaeffer

                                                              4.            Relativité de ce classement des transgressions

                                    II.            Rappel historique des classifications de genre

                                                              1.            La classification platonicienne

                                                                                      1.            Diégèsis et mimèsis selon Platon

                                                                                      2.            Esquisse d'une classification énonciative des genres

                                                                                      3.            Remarque sur la classification platonicienne

                                                              2.            La classification aristotélicienne des arts

                                                                                      1.            Le statut de la mimèsis chez Aristote

                                                                                      2.            Grille des genres chez Aristote

                                                                                                              1.            Les moyens de la représentation

                                                                                                              2.            Les objets de la représentation

                                                                                                              3.            Les modes de la représentation

                                                                                      3.            Conclusion sur Aristote

                                                              3.            Triades des genres

                                                                                      1.            Le système de Batteux

                                                                                      2.            La triade romantique

                                                                                      3.            La doxa contemporaine

                                 III.            Fonction des genres

                                                              1.            Genre et horizon d'attente

                                                              2.            Généricité lectoriale et relativité des genres

                                 IV.            La fin des genres?

·         Bibliographie

I. Approche de la question du genre

Nous n'appréhendons pas les textes littéraires comme des êtres singuliers, hors de toutes catégories. Un texte littéraire se présente à nous à travers certaines caractéristiques de genre, qui, on le verra, donnent forme à nos attentes, au type de réception que nous en avons et servent à en interpréter le sens. Nous avons besoin de savoir à quelle catégorie un texte appartient pour le comprendre tout à fait. Si je prends un conte de fées commeBarbe-bleue pour un témoignage historique, ou une satire ironique pour un essai sérieux, je risque fort de mésinterpréter le sens du texte que je lis.

Il suffit d'entrer dans une librairie pour faire l'expérience de la catégorisation littéraire. Sans avoir suivi de cours de méthodologie, les libraires classent en général les textes littéraires contemporains en différents rayons, tels que romanpoésiethéâtre. Il s'agit là d'un système des genres rudimentaire et dont on devine qu'il est assez approximatif. En fouillant dans le rayon roman on risque fort d'y trouver des récits non fictifs comme le témoignage de Robert Antelme sur les camps de la mort, L'Espèce humaine.

On a d'ailleurs souvent l'impression que ce classement est inopérant pour les textes modernes: où ranger, par exemple, Plume d'Henri Michaux, qui a été publié dans la collectionPoésie/Gallimard mais qui comporte des narrations fictives comme celle qui donne son nom au recueil (Plume est en effet un personnage de fiction type)? Où ranger les textes de Samuel Beckett comme Malone meurt où l'action se réduit à rien et où une voix parle tout du long au présent dans ce qui pourrait aussi bien constituer un monologue théâtral? Est-ce qu'il faut en conclure que la littérature moderne est rebelle aux genres? Que c'est une question dépassée qui ne concerne que la littérature classique? Nous essaierons de répondre à ces questions.

I.1. Un genre est une convention discursive

Commençons par remarquer que si la notion de genre est floue, c'est qu'elle s'applique à des réalités littéraires très différentes, dont nous sentons qu'elles ne sont pas de même échelle.

Ainsi, on peut dire qu'un sonnet, qu'un roman d'apprentissage, ou que la poésie lyrique sont des genres. Mais évidemment on fait allusion dans ces différents cas à des propriétés textuelles très différentes.

Le sonnet est une forme fixe dont les caractéristiques métriques sont strictement codifiées. En revanche son contenu est assez indifférent à son genre. C'est exactement le contraire pour le roman d'apprentissage, qui ne constitue un genre que par son contenu vague (impliquant un héros ou une héroïne jeune et inexpérimentée qui fait l'expérience de l'existence sociale, affective ou esthétique, à travers un certain nombre d'épreuves (comme dans Les Illusions perdues de Balzac, ou L'Education sentimentale de Flaubert). Mais ces romans d'apprentissage peuvent être très différents par la longueur, par la forme, par le type de narration. Enfin, lorsqu'on parle de la poésie lyrique, on réfère en général à la fois à une forme d'énonciation à la première personne (critère qui n'apparaît pas du tout dans le sonnet ou le roman d'apprentissage) et à certains types de contenus (l'épanchement de la sensibilité).

Il y a cependant un point commun à tous ces usages du mot genre: dans tous les cas nous avons affaire à une convention discursive. Dans son livre, Qu'est-ce qu'un genre littéraire?, Jean-Marie Schaeffer a proposé de distinguer divers types de conventions discursives; il y aurait selon lui des conventions constituantes, des conventions régulatrices et des conventions traditionnelles.

I.1.1. Les conventions constituantes

Les conventions constituantes, selon Schaeffer, ont pour caractéristique d'instituer l'activité qu'elles règlent. C'est-à-dire que tout à la fois elles instaurent la communication et elles lui donnent une forme spécifique.

Tel est le cas, selon Schaeffer, des conventions discursives qui portent sur un ou plusieurs aspects de l'acte communicationnel impliqué par le texte.

Toutes sortes d'aspects de l'acte communicationnel peuvent entrer dans la définition d'un genre.

Il peut s'agir du statut énonciatif du texte. L'énonciateur par exemple peut être fictif ou non. Et cela suffira à opposer un roman à la 1ère personne comme L'Etranger de Camus d'un témoignage. C'est aussi ce critère qui nous permet de classer La Recherche du temps perdu dans les romans et non dans les autobiographies.

De même les modalités d'énonciation peuvent entrer dans la définition du genre. On le verra, l'une des premières classifications génériques de l'Antiquité oppose des textes où l'on raconte des paroles ou des actions (diégèsis) et des textes où l'on fait parler au style direct des personnages (mimèsis). Et cette opposition permet globalement d'opposer le genre théâtral au genre narratif.

L'acte illocutoire impliqué par un texte (celui qu'on accomplit en parlant) peut aussi être constitutif d'un genre. On distingue des genres par les types d'actes illocutoires qu'ils impliquent. On peut ainsi opposer des actes expressifs (centrés sur l'expression des émotions du sujet comme dans la poésie lyrique – ainsi les Méditations de Lamartine), des actes persuasifs (comme dans le sermon et le discours apologétique en général comme les Pensées de Pascal) et des actes assertifs (affirmant fictivement ou non l'existence d'états de faits, comme dans le roman réaliste à la Zola, le témoignage ou le compte-rendu).

Enfin des genres peuvent être distingués par leurs visées perlocutoires (les effets attendus de la parole). Une comédie se donne pour visée explicite de produire chez le destinataire un effet d'amusement. Chez Aristote, la tragédie a pour finalité la catharsis, c'est-à-dire la purgation des passions.

I.1.2. Les conventions régulatrices

Les conventions régulatrices sont différentes en ce qu'elles ajoutent des règles à une forme de communication préexistante. Elles ne découlent pas de l'acte communicationnel institué par le discours mais de certaines particularités de la forme du discours qui viennent se surimposer à cet acte communicationnel.

Ainsi un sonnet peut être, sur le plan de l'acte communicationnel, une énonciation lyrique en première personne. Mais à cette forme de communication s'ajoutent des contraintes spécifiques qui viennent en régler la forme.

Il s'agit en l'occurrence de contraintes métriques, qui organisent le poème selon un nombre de vers déterminé (14), organisés en deux quatrains à rimes embrassées et deux tercets dont les schémas de rimes sont d'un caractère plus variable.

Il peut s'agir aussi de contraintes phonologiques comme dans les jeux de l'Oulipo. Ainsi le roman de Georges Perec, La Disparition, est tout entier écrit sur le principe d'un lipogramme (c'est-à-dire d'un texte qui évite systématiquement une lettre – ici le e).

Il peut s'agir de contraintes stylistiques. Ainsi l'opposition entre style élevé et style bas entre dans la distinction générique entre tragédie et comédie.

Il peut s'agir de contraintes de contenu. Ainsi la tragédie selon Aristote doit se conformer à une certaine structure actionnelle: elle doit comporter par exemple un moment de péripétie qui retourne une situation et inverse les effets de l'action [II, 52a22]. De même à l'âge classique, la règle dite des trois unités (de temps, de lieu et d'action), définit de façon contraignante la forme de la tragédie.

I.1.3. Les conventions traditionnelles

Les conventions traditionnelles sont des contraintes discursives beaucoup plus lâches. Elles portent sur le contenu sémantique du discours.

Aristote oppose ainsi comédie et tragédie par des critères thématiques: la comédie est la représentation d'hommes bas et le comique est défini par lui comme un défaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction [49a32].
D'autres genres se définissent essentiellement par le contenu: par exemple l'épigramme (courte pièce de vers à contenu satirique), l'idylle (étymologiquement eidullion, petit tableau représentant une scène pastorale), la fable, le récit de voyage, le roman de science-fiction, le journal intime, etc.

Les conventions traditionnelles réfèrent aussi un texte actuel à des textes antérieurs, proposés comme des modèles reproductibles dont elles s'inspirent librement. Ainsi les Bucoliques de Virgile sont à l'origine d'un genre qui chante les charmes de la vie champêtre.

Ces conventions n'ont pas cependant une valeur de prescription aussi forte que les précédentes. Ainsi, le roman de chevalerie ou le roman d'apprentissage relèvent des conventions traditionnelles. Mais l'inscription dans ce genre ne nécessite pas que tous les traits des modèles antérieurs soient reconduits. Il suffit qu'il y ait du texte au modèle un air de famille.

I.2. Multiplicité des conventions discursives dans une œuvre donnée

Une œuvre particulière participe donc la plupart du temps de plusieurs types de conventions discursives simultanées, et entre donc dans plusieurs classes génériques de différents niveaux.

Par exemple, Les Regrets de Du Bellay, relèvent à la fois du genre lyrique du point de vue des conventions constituantes (énonciation en 1ère personne et contenu affectif), du sonnet du point de vue des conventions régulatrices (formes réglées des poèmes en deux quatrains et deux tercets), et du genre élégiaque du point de vue des conventions traditionnelles (leur contenu relève de la plainte et de la déploration selon une tradition qui remonte au moins au poète latin Ovide).

Autre exemple: la tragédie repose à la fois, comme on l'a vu, sur des conventions constituantes (énonciativement tous les personnages s'y expriment directement en 1ère personne, il n'y a pas récit), sur des conventions régulatrices (la structure de l'action est régie par certaines formes prédéfinies comme la péripétie) et sur des conventions traditionnelles (thématiquement la tragédie prend pour objet le destin malheureux de personnages élevés).

I.3. Transgression des conventions discursives selon Schaeffer

Selon Schaeffer, le respect des conventions discursives est plus ou moins contraignant en fonction de leur type.

Si on ne respecte pas une convention constituante, on échoue à réaliser le genre qu'on visait. Par exemple si le contrat de vérité qui lie l'auteur au narrateur dans l'autobiographie est transgressé (l'autobiographe brode délibérément en faisant de celui qui dit Je un personnage de fiction aux aventures purement inventées), on sort du genre autobiographique à proprement parler. On a d'ailleurs inventé le terme d'autofiction pour baptiser ce type d'écart de l'autobiographie.

Mais les effets sont différents si on ne respecte pas une convention régulatrice comme le sonnet. On peut imaginer de modifier la structure du sonnet en commençant par les tercets et en finissant par les quatrains. C'est ce que fait Verlaine dans son poème Résignation qui ouvre les Poèmes saturniens et qui est un sonnet inverti, dans tous les sens du termes (Verlaine y écrit Et je hais toujours la femme jolie, / La rime assonante et l'ami prudent.). Il y a alors violation des règles mais non pas véritablement échec à réaliser le genre.

Enfin les conventions traditionnelles sont très peu contraignantes. Si l'on s'écarte d'un modèle archétypique par exemple, celui des Fables d'Esope ou de La Fontaine, pour écrire des fables dépourvues de moralités, on modifiera le genre mais on n'en exercera pas une violation comme dans le cas précédent. Une question serait de savoir si le Don Quichotte de Cervantès qui parodie ouvertement les romans de chevalerie est encore un roman de chevalerie.

I.4. Relativité de ce classement des transgressions

A vrai dire, les genres contemporains devenant beaucoup plus fluctuants, on peut se demander si la transgression des règles constituantes conduit nécessairement à l'échec. Comme je l'ai signalé, la frontière entre textes dramatiques et narratifs est assez floue chez Beckett, sans qu'on interprète pour autant cela pour un échec à réaliser l'un ou l'autre genre.

De même, le poète Jacques Roubaud a pu proposer, dans son recueil , des sonnets en prose et des sonnets de sonnets, dont l'identification est d'ailleurs problématique. Je ne suis pas sûr qu'on interprète cela comme une violation des règles du genre. Il me semble plus vraisemblable d'admettre qu'on y voit une redéfinition radicale, quelque chose donc qui ressemble à la modification du genre qu'on trouve dans la transgression des conventions traditionnelles.

II. Rappel historique des classifications de genre

Au fil des siècles, depuis Platon, on a vu se succéder des systèmes de classification des genres.

Tantôt la classification met l'accent sur un caractère prescriptif ou normatif (elle définit des normes, énonce des préférences en caractérisant des genres comme supérieurs à d'autres et elle permet au destinataire de former des jugements de valeur sur des œuvres réalisées). C'est le cas de la classification platonicienne ou aristotélicienne.

Tantôt la classification a un caractère plus descriptif, elle considère les genres comme un système de possibilités, et comme un jeu d'oppositions entre des traits de structure. C'est le cas des classifications modernes comme celle de Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires ou de Gérard Genette dans son Introduction à l'architexte.

II.1. La classification platonicienne

II.1.1. Diégèsis et mimèsis selon Platon

Au livre III de La République (vers 380-370 av. J.-C.), Platon justifie par la bouche de Socrate les raisons de chasser les poètes de la Cité, en se fondant sur des considérations de divers types.

Les unes portent sur le contenu des œuvres. Les poètes sont souvent coupables de représenter les défauts des dieux (par exemple leur rire) et ceux des héros (par exemple leurs plaintes). Il leur arrive aussi de donner le mauvais exemple en représentant la vertu malheureuse et le vice triomphant.

Mais d'autres considérations portent sur la forme d'énonciation (lexis) des différents genres. Tout poème (il faut comprendre poème au sens très large qu'on donnerait aujourd'hui à œuvre) est une narration (diégèsis) qui porte sur des événements présents, passés ou à venir.

Or, tantôt il y a narration simple (haplè diégésis), c'est-à-dire que tout est raconté, non seulement les événements mais aussi les paroles des personnages, qui sont soit résumées, soit rapportées au style indirect. Ainsi, c'est le cas au début de L'Iliade où Homère nous raconte que Chrysès supplie Agamemnon de lui rendre sa fille sans citer ses paroles au style direct. Socrate approuve cette attitude énonciative car elle ne comporte aucune tromperie: c'est le poète qui parle lui-même, sans essayer de nous détourner l'esprit dans une autre direction, pour nous faire croire que celui qui parle soit quelqu'un d'autre que lui-même (393a).

Mais Homère ne s'en est pas tenu à cette attitude. Dans ce qui suit, [Homère] parle comme s'il était lui-même Chrysès, en essayant le plus possible de nous faire croire que ce n'est pas Homère qui parle, mais le prêtre , c'est-à-dire un vieillard. Et de fait c'est ainsi qu'il a composé presque tout le reste de la narration concernant les événements d'Ilion, et ceux d'Ithaque et de toute l'Odyssée (393b).

Dans ce cas là, il y a véritablement imitation (mimèsis), car le poète rend sa façon de dire la plus ressemblante possible à celle de chaque personnage. Il imite leur style de parole et donc nous trompe. Or dans la République idéale imaginée par Platon, on ne saurait être à la fois soi et un autre. Et, de plus, il y a un véritable risque moral à imiter: ainsi un homme de bien pourrait être amené à imiter une femme qui injurie les dieux, ou d'autres hommes méchants et lâches. Or, dit Socrate, les imitations, si on les accomplit continûment dès sa jeunesse, se transforment en façons d'être et en une seconde nature, à la fois dans le corps, dans les intonations de la voix, et dans la disposition d'esprit (395d). Il y a donc un risque de devenir soi-même lâche, méchant ou inférieur à sa condition.

II.1.2. Esquisse d'une classification énonciative des genres

Indépendamment de l'argument moral développé par Socrate, qui va lui servir à valoriser certains types de textes et à en dénigrer d'autres, ce qui nous intéresse du point de vue d'une histoire des genres, c'est que Socrate esquisse ainsi une classification.

En effet, il envisage trois formes d'énonciation différentes dans les poèmes.

Tantôt, le poète s'en tient à la narration simple (haplè diégèsis), il raconte tout, y compris les paroles. C'est ce qui se passe dans les dithyrambes.

Tantôt le poète mélange la narration (diégèsis) et l'imitation de paroles (mimèsis) comme dans L'Iliade ou L'Odyssée. C'est le mode mixte, qui fait alterner récit et dialogue. Ce genre, concède Socrate, plaît au plus grand nombre, mais il est moralement nuisible pour les raisons qu'on vient de voir.

Tantôt enfin, le poète s'en tient purement à l'imitation de paroles (mimèsis). C'est ce qui se passe au théâtre, dans la tragédie et la comédie, où n'entrent aucun récit mais seulement du dialogue.

II.1.3. Remarque sur la classification platonicienne

Ce qu'il faut remarquer, c'est que Platon donne ici une définition très étroite de la mimèsis, puisque pour lui, il n'y a pas imitation dans le récit, tant qu'on ne fait pas parler un personnage au style direct. Contrairement à ce qu'on a souvent considéré par la suite, la description ou le récit d'une suite d'actions ne relèvent pas pour lui de la mimèsis.

II.2. La classification aristotélicienne des arts

A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.

II.2.1. Le statut de la mimèsis chez Aristote

Dans sa Poétique, Aristote adopte une définition de la mimèsis beaucoup plus englobante. Non seulement, il y inclut les différents genres littéraires, quels que soient leurs modes énonciatifs (épopée, tragédie ou dithyrambe), mais aussi la musique, la chorégraphie et la peinture.

La mimèsis n'est plus comme chez Platon la caractéristique énonciative d'un genre particulier (par excellence le théâtre, et de façon mêlée l'épopée). Elle devient chez Aristote le principe général des arts. Tous les arts imitent ou représentent selon la traduction de Dupont-Roc et Lallot, mais ils ne représentent pas seulement des paroles, ils peuvent aussi représenter des objets (dans le cas de la peinture), des émotions et des caractères (dans le cas de la musique et de la danse), voire des actions – ou plutôt des personnages parlant et agissant (dans le cas de l'épopée ou de la tragédie).

II.2.2. Grille des genres chez Aristote

A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.

II.2.2.1. Les moyens de la représentation

On a vu que selon les différents arts, les moyens différaient: couleur et dessin pour la peinture, rythme et mélodie pour la musique, rythme et mouvement pour la danse.

En ce qui concerne l'art d'écrire, la réflexion sur les moyens va amener Aristote à définir le champ de la poésie (au sens large d'art littéraire).

Effectivement, pour Aristote, l'utilisation du langage versifié, du mètre, est l'un des critères définitionnels de l'art littéraire. C'est qu' à son époque, tous les genres littéraires sont versifiés, qu'il s'agisse de l'épopée ou du drame. (On remarquera qu'Aristote ne dit rien de la poésie lyrique qui est oubliée dans son système).

Cependant, à lui tout seul, le mètre ne suffit pas à faire la poésie au sens large car il existe des textes didactiques, à caractère plutôt scientifique dirions-nous aujourd'hui, comme ceux écrits par Empédocle, qui sont composés en vers. Cela ne suffit pas à faire d'eux des poèmes. Ces textes n'imitent rien.

Pour qu'il y ait poésie, il faut qu'il y ait la conjonction d'un moyen (le mètre) et d'une activité mimétique.

Dans son ouvrage Fiction et diction (1991), Gérard Genette s'est inspiré de ce double critère pour définir la littérature: un critère formel (qui n'est plus nécessairement le vers pour la littérature moderne mais plus généralement le style, ou la diction) et un critère représentatif (la fiction).

II.2.2.2. Les objets de la représentation

Ici Aristote introduit un critère thématique [48a1] – qui est aussi social et moral. Tantôt la représentation représente des hommes nobles et tantôt des hommes bas. C'est sur cette différence même que repose la distinction de la tragédie et de la comédie: l'une veut représenter des personnages pires, l'autre des personnages meilleurs que les hommes actuels. [48a16] De même, on rangera la parodie dans la représentation des personnages pires que nous.

Aristote envisage bien le cas où la représentation représente des êtres semblables à nous, ni pires, ni meilleurs, mais il n'en trouve d'exemple que dans la peinture. C'est significatif du fait qu'à son époque, il n'existe pas de genre réaliste. Mais sa classification laisse cette possibilité ouverte pour l'avenir.

II.2.2.3. Les modes de la représentation

Ici nous retrouvons la classification platonicienne modifiée par le principe mimétique et simplifiée. Aristote distingue dans l'art littéraire une représentation où l'auteur imite en restant lui-même, c'est-à-dire en racontant (comme au début de l'Iliade ) et une représentation où l'auteur imite en se faisant semblable à autrui (c'est-à-dire en faisant parler des personnages au style direct) comme dans la tragédie et la comédie.

II.2.3. Conclusion sur Aristote

Il faut remarquer pour finir que le but d'Aristote était moins de constituer une grille des genres que de définir la valeur de la tragédie comme mode supérieur de représentation, à l'aide d'un certain nombres de distinctions qui finissent par impliquer un système.

Mais dans les faits, toutes les grilles des genres à venir prendront position vis-à-vis du principe mimétique (comme étant général ou particulier à un genre) et reprendront un ou plusieurs des critères classificatoires qu'Aristote met en place: moyens, objets ou modes.

II.3. Triades des genres

Lorsqu'on reconsidère les classifications génériques antiques, on ne peut manquer d'être frappé par l'absence de toute catégorie reconnaissant l'existence du champ de la poésie lyrique. Ce n'est pas dire que la poésie lyrique n'existe pas dans l'antiquité. Mais elle n'entre pas dans l'opposition duelle que propose Platon entre narration (diégésis) et imitation (mimésis), ne relevant ni de l'une – elle ne raconte pas –, ni de l'autre – elle n'est pas représentative. Elle se trouve pour la même raison exclue du système aristotélicien qui ne traite que d'arts imitatifs.

Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour voir s'installer une triade des genres qui aura un grand succès à l'âge romantique: celle des genres épique, dramatique et lyrique.

Comme le fait remarquer Genette (Introduction à l'architexte, 33), il n'y a que deux manières de faire entrer le lyrique dans le système des genres anciens. Ou bien en rattachant la poésie lyrique au principe général de l'imitation, ou bien en posant qu'un art littéraire non représentatif est digne de figurer dans le système des genres littéraires. Historiquement, ces deux solutions ont été successivement adoptées.

II.3.1. Le système de Batteux

Dans son ouvrage, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), l'abbé Batteux va se montrer plus aristotélicien qu'Aristote. Non seulement il maintient le principe imitatif, comme principe général de l'art littéraire, mais il l'étend à la poésie lyrique.

La question est évidemment de savoir ce que la poésie lyrique imite puisqu'il ne peut s'agir d'actions, ni même de paroles fictives comme celles des personnages du drame.

La réponse de Batteux est que le poète lyrique imite des sentiments: Les autres espèces de poésie ont pour objet principal les actions; la poésie lyrique est toute consacrée aux sentiments; c'est sa matière, son objet essentiel. (cité par Genette, Introduction à l'architexte, 37).

Si effectivement, Corneille peut imiter les sentiments du Cid dans ses fameuses Stances, est-ce qu'un poète ne pourrait pas faire de même en s'exprimant à la première personne? La réflexion de Batteux pose de multiples problèmes concernant le statut du sujet lyrique, problèmes que je reprendrai dans le cours sur L'énonciation lyrique.

Pour le moment, je me contenterai de remarquer qu'à partir de Batteux la poésie lyrique, en opposition à l'épopée et au drame, va prendre la place du dithyrambe chez Platon (mais il faut se souvenir que c'était chez lui un genre défini par son mode narratif, celui de l'haplè diégésis, de la narration simple). Batteux définit plutôt la poésie lyrique par son objet (les sentiments).

II.3.2. La triade romantique

Le romantisme allemand, pour sa part, va durablement installer la triade lyrique-épique-dramatique en la dégageant du principe imitatif.

Il se produit un autre changement important. Comme le fait remarquer Antoine Compagnon (La Notion de genre, septième leçon, p.1), le système classique des genres faisait des modes de l'énonciation des archétypes génériques et des universaux poétiques. Il se situait hors de l'histoire, dans une typologie abstraite et essentialiste. Avec le romantisme, on passe à des conceptions évolutionnistes et historiques des genres.

Il y aura de nombreuses variantes de la triade chez les romantiques allemands, notamment chez les frères Schlegel, mais elles posent toutes le genre dramatique comme la synthèse des deux autres, selon un schéma historique dialectique.

Ainsi selon Schelling (Philosophie de l'art, 1802-1805) l'art commence par la subjectivité lyrique, puis s'élève à l'objectivité épique et atteint enfin à la synthèse dramatique, interpénétration de la subjectivité et de l'objectivité. De même Hugo, dans la Préface de Cromwell (1827) envisage une vaste histoire anthropologico-poétique. Le lyrisme est l'expression des temps primitifs, où l'homme s'éveille dans un monde qui vient de naître. L'épique est l'expression des temps antiques où tout s'arrête et se fixe. Et le drame est le propre des temps modernes marqués par le christianisme et la déchirure entre l'âme et le corps.

On remarquera que la triade romantique des genres est à la fois modale (elle implique des formes énonciatives) et thématique (elle distingue des contenus).

II.3.3. La doxa contemporaine

Il est intéressant de constater que cette triade nous est plus ou moins parvenue sous une forme réaménagée. Effectivement, sans que cela repose sur une théorisation quelconque, ni sur une valorisation d'un genre par rapport à un autre, nous avons tendance à opposer empiriquement trois macro-genres: romanpoésie et théâtre.

Le roman, pour nous, a pris la place de l'épopée. Il conserve d'elle l'alternance entre narration (diégésis) et dialogue (mimèsis).

Nous comprenons la poésie au sens de la poésie lyrique (excluant toute poésie narrative) et depuis la fin du XIXe siècle, la poésie lyrique n'est plus caractérisée par le mètre mais par la disposition sur la page et par le contenu thématique.

Le théâtre demeure depuis Platon un genre assez stable. Il n'est pas défini par son contenu mais par son mode énonciatif (le dialogue).

Cette grille, même si elle a pris pour nous une sorte d'évidence, mélange, on le voit, des critères hétérogènes.

III. Fonction des genres

Nous avons vu que les genres consistaient en des contraintes discursives de divers niveaux. Ces contraintes ont toutes un caractère typique, reconnaissable, qui nous permet d'identifier le type de discours auquel nous avons affaire et, si l'on peut dire, le genre de jeu qu'il joue.

Ceci est important car il n'existe pas de signaux discursifs propres à la littérature en général, mais seulement des signaux de genre.

III.1. Genre et horizon d'attente

On peut apprécier le rôle des genres dans une perspective qu'a développée le critique H.R.Jauss, en élaborant la notion d' horizon d'attente (Pour une esthétique de la réception, 1978). Le genre sert à modeler un horizon d'attente.

Jauss insiste sur le fait que lorsqu'une œuvre littéraire paraît, elle ne se présente jamais comme une nouveauté absolue : par tout un jeu d'annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception (50). Dans ces caractéristiques figurent évidemment les normes du genre auquel appartient l'œuvre et les rapports implicites qu'elle entretient avec des œuvres figurant dans son contexte

Le genre nous fournit donc des éléments de reconnaissance du sens de l'œuvre et nous oriente dans son interprétation. Ainsi, nous abordons différemment le sens d'un énoncé selon qu'il se rencontre dans un conte de fées, un récit de voyage, un poème lyrique ou une parodie.

Mais le genre ne fournit pas seulement des critères de reconnaissance sans quoi le jeu littéraire serait purement répétitif. Or selon Jauss, il n'y a de valeur esthétique que dans l'écart entre l'horizon d'attente d'une œuvre et la façon dont l'œuvre bouleverse cet horizon d'attente. Le genre, c'est donc aussi le fond sur lequel se détache la nouveauté.

Par exemple dans Jacques le Fataliste, Diderot joue avec le schéma romanesque du roman de voyage. Au début de son récit, il fait intervenir un lecteur fictif qui exprime un certain nombre d'attentes, que le narrateur s'emploie à décevoir les unes après les autres au nom de la vérité de la vie. Il y a à la fois évocation des conventions romanesques et innovation. La nouveauté du récit apparaît dans ce rapport.

De même Villiers de l'Isle-Adam, avec ses Contes cruels renouvelle sensiblement les attentes liées au genre fantastique: l'étrangeté, dans ses contes, ne tient plus à l'intervention du surnaturel mais plutôt à la bizarrerie de comportement ou à l'attitude névrotique des personnages.

III.2. Généricité lectoriale et relativité des genres

Remarquons aussi que c'est parfois le public et non l'auteur qui définit ou redéfinit le genre d'un texte, en lui imposant sa réception propre.

Par exemple, l'identification du genre des Mille et une nuits comme conte oriental ne peut être que l'effet d'une réception par ses lecteurs occidentaux. Dans l'esprit des ses auteurs orientaux, les Mille et une nuits ne comportent aucun caractère d'exotisme.

Plus net encore, dans son livre L'Invention de la littérature, Florence Dupont a montré de façon convaincante que la tradition moderne, depuis la Renaissance, a interprété comme une poésie lyrique d'expression personnelle, attribuée au poète mythique Anacréon, des recueils de formules rituelles d'adresse aux dieux, formules destinées à ouvrir la consommation de la première coupe de vin dans les banquets.

Dans une des nouvelles de ses Fictions, Borgès invente un cas intéressant de relativité générique. Il imagine qu'un romancier du XXe siècle, du nom de Pierre Ménard réécrit mot pour mot un chapitre du Don Quichotte de Cervantès – par une sorte d'extraordinaire coïncidence (et sans qu'il y ait eu ni imitation ni recopiage). Si un tel cas se produisait réellement, le Don Quichotte de Ménard n'appartiendrait plus au même genre que celui de Cervantès: au lieu d'être une parodie contemporaine des romans de chevalerie comme pour Cervantès, ce serait un roman historique au style archaïsant, reconstituant l'Espagne du temps de Lope de Vega.

IV. La fin des genres?

On peut remarquer pour finir que la modernité littéraire, depuis les débuts du Romantisme tend à contester la notion de genre. On rêve d'un genre total qui englobe tous les autres. Pour les romantiques, ce sera la poésie.

On se souvient que Baudelaire présente ses Petits poèmes en prose (1869) comme la recherche d' une prose poétique musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience.

Compagnon rappelle un propos de Mallarmé affirmant de son côté que toute la tentative contemporaine du lecteur est de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème.

Au XXe siècle, et dans la lignée de Barthes on a également vu s'effondrer les frontières entre essai critique et texte autobiographique (ainsi dans le Roland Barthes par Roland Barthes), autobiographie et fiction (comme dans W de Perec), commentaire et création originale (comme dans les essais de Maurice Blanchot).

Aussi véhément soit ce refus des genres, on remarquera avec Compagnon, que pour être perçue et comprise, cette transgression systématique des genres voulue par la modernité s'appuie encore sur l'identification des genres traditionnels. Sans cette identification préalable, la transgression ne serait même pas repérée et on n'aurait affaire qu'à une textualité indifférenciée.

Les genres demeurent donc la mesure de toute innovation littéraire.

Bibliographie

§  Aristote. La Poétique, trad. Dupont-Roc et Lallot. Paris: Seuil, 1980.

§  Compagnon, Antoine. La Notion de genre, <http://www.fabula.org>.

§  Dupont, Florence (1994). L'Invention de la littérature. Paris: la Découverte.

§  Genette, Gérard (1979). Introduction à l'architexte. Paris: Seuil.

§  Genette, Gérard (1991). Fiction et diction. Paris: Seuil.

§  Hamburger, Käte (1977). Logique des genres littéraires. Paris: Seuil, 1986.

§  Jauss, Hans Robert (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris: Gallimard, Tel.

§  Platon. La République, trad. Pierre Pachet. Paris: Folio/Essais, 1993.

§  Schaeffer, Jean-Marie (1989). Qu'est-ce qu'un genre littéraire?. Paris: Seuil.

§  Schaeffer, Jean-Marie (1986). Théorie des genres, ouvrage collectif. Paris: Seuil, Points.